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1. J’sens comme un vide, remets-moi Johnny Kid… (in Chansons)

Publié le 06 février 2011 par Sophielucide

1. J’sens comme un vide, remets-moi Johnny Kid… (in Chansons)

J’fais mon footing au milieu des algues et des coraux


Recluse dans la chambre que je partageais à cette époque avec mon frère aîné, j’écoutais en boucle le 45 tours acheté la veille que je connaissais déjà par cœur. Chaque phrase chantée  trouvait en moi un écho fulgurant sans que j’y cherche le moindre sens, simplement l’évidence d’une nonchalance qui me faisait léviter à chaque saut sur mon lit. Une gaité fugace entre deux atterrissages, une forme d’absurdité planant au dessus d’une vérité que j’effleurais, qui affleurait avant de m’échapper.

En ce dimanche matin, le reste de la maisonnée se tenait affairée dans l’attente de la visite de l’archange Michel. Ma mère à la cuisine, mon père au salon, mes frères dehors et ma sœur dans la salle de bain, j’avais pour un court laps de temps le loisir de monter le son et me laisser aller à mes divagations.

Et j’fais mes pompes sur les restes d’un vieux cargo


A l’âge de quatorze ans, je connaissais depuis la moitié de ma petite vie l’existence d’un tiercé fraternel dont je n’attendais déjà plus rien. Nous nous étions croisés quoi ? Quatre ou cinq fois, pas plus. La folle attente née de cette découverte n’avait accouché que d’une fade déception, transformée aussitôt en indifférence.


Je dis bonjour, faut bien que j’me mouille


J’identifiais mal cette excitation familiale face à l’invité de marque qui ne cachait rien de son mépris se métamorphosant dès le premier regard en sorte de dégoût. Je comprenais mieux sa posture, pas la nôtre. Comme s’il s’agissait de racheter ensemble une faute maternelle qui nous était étrangère. Comme s’il devenait urgent de nous faire aimer de lui subitement, par une opération surnaturelle, celle de lui avoir enlevé sciemment la génitrice qu’il ne consentait à voir que pour mieux lui rappeler son pécher originel.

C’est ma dernière surprise partie j’m'écrase le nez au hublot


L’aîné des enfants d’un premier lit avait développé depuis les retrouvailles un penchant appuyé à nous considérer,  insensiblement, comme une poignée de dégénérés, fils et filles de métèque, quantité négligeable et négligée, indignes sans doute de son auguste personne. C’était déjà un homme pourtant, il avait 31 ans à cette époque mais son physique efflanqué d’éternel adolescent, ses cheveux dans le vent, son allure de dandy, ses gestes mesurés et ses paroles pesées, tout cela faisait qu’entre nous, plus que jamais, s’élevait un mur infranchissable. Il était clair que nous n’aurions jamais accès à d’autres paysages que ses immenses plaines de reproches muets, ses pics de jalousie, ses carrières dans lesquelles il creusait, inlassable, une haine certes incompréhensible mais palpable.


J’ai mon contrat de confiance l’encéphalo qui faut


Et nous ? Qu’avions-nous d’autre à lui offrir que notre présence trop bruyante, nous autres qui formions un bloc inaliénable de marbre brut : notre existence ? Dès le début, il nous avait fait comprendre que non seulement nous n’avions strictement rien en commun mais que justement nous nous situions à l’exact opposé d’une montagne que pour sa part, il renonçait à explorer. Il n’y avait donc rien à attendre, encore moins à espérer de ce jeune adulte venu dans un foyer où l’anarchie régnait à seule fin de le dénigrer ou pire, de le détruire en y semant des germes qu’il ne prendrait cependant pas le soin d’arroser pour qu’ils prennent.


J’ai du bol, J’en vois un qui rigole.


Qu’il se rassure, nous nous sommes acquittés de cette tâche. Mais en ce jour de son antépénultième visite chez sa mère, rien de ses ressentiments ne serait évoqué. Il ne ferait que survoler le chaos dont il semble se repaître comme un vautour dessine des ronds au dessus d’un troupeau de moutons. Lorsqu’il nous traite de « débiles », notre mère tente malhabilement dans un sourire peureux de nous rassurer. Il blague. Michel, le sarcastique, à l’humour noir ne dit que ce qu’il pense mais sa mère se refuse à croire que la chair de sa chair puisse entretenir de si tristes idées. Aujourd’hui encore, elle continue d’idéaliser son fils préféré, le seul à lui tenir front dans l’absence pesante qu’il lui fait endurer.

Oh Gaby, Gaby
Tu devrais pas m’laisser la nuit
J’ peux pas dormir j’ fais que des conneries
Oh Gaby, Gaby


Après le déjeuner constitué d’une morne entrée faite de politesse navrée, suivie d’un plat de résistance arrosé au silence, je rejoins mon antre sous prétexte de devoirs à rendre, de travail à finir pour le lendemain. Je place le bras du tourne-disque sur la galette noire qui se met à tourner un moment dans un chuchotement grésillant, avant que le saxo ne donne le la d’une extravagance que je ne réussis toujours pas à localiser, mais qui est là, tapie en moi, je ne sais où. Il y a une joie inouïe prête à exploser, à n’importe quel moment, mais qui nécessite un déclencheur que je sais ne pas posséder. Un élément extérieur qui vient me rassurer sur une folie légère et passagère que la voix de Bashung élève en credo.


Tu veux que j’te chante la mer
Le long, le long, le long des golfes
Pas très clairs.


Je ne l’ai pas vu arriver mais il est là, dans l’embrasure de la porte, un drôle de sourire aux lèvres qui a le pouvoir de suspendre mon saut. Ma seconde de lévitation crée une intimité qu’il est prêt à partager. C’est une intuition bizarre qui prend fin dès qu’il s’installe par terre, au pied de mon lit tandis que le matelas tremble encore, mais moins que moi.  Alors, t’aimes bien Bashung…. Ce n’est pas une question, il n’attend pas de réponse pour le moment, à peine concède-t-il à me donner son approbation, pour un instant je me sens  adoubée. Je n’ai fait que baisser légèrement le son, je regagne ma place sur le lit. Et pourquoi ? Qu’est-ce qui te plaît dans cette chanson ? Qu’est-ce que tu comprends ?

En regardant les résultats d’son check-up
Un requin qui fumait plus a rallumé son clop
Ça fait frémir, faut savoir dire stop


Je n’entends plus la voix de Bashung, je ne vois plus la silhouette recroquevillée de Michel, je suis seule dans un gouffre de silence et d’effroi. Je ne trouve pas la réponse qui aurait l’heur de lui plaire, j’aime et c’est tout, sans explication ni connaissance. Il se demande sans doute  comment une gamine comme moi peut vibrer sur des paroles dont elle ne pige que la moitié des mots et c’est cet inconnu qui me donne le vertige, ces mots étrangers qui s’échappent et m’échappent, c’est cela que j’aime, comment le lui dire ? Je ne dis rien pendant un temps, jusqu’à la fin de la chanson. On se regarde dans la minute de silence qui précède le saxo initial. Je ne lis rien dans ses yeux, et baisse les miens avant qu’il ne puisse y deviner ma contrariété d’avoir à me justifier sur un goût musical qui s’éveille à peine  et qui n’appartient qu’à moi. Puis, par bravade, je le fixe à nouveau et tente une provocation un peu piteuse : c’est bien parce que je n’y comprends rien, que j’aime ! Je récolte un résultat au dessus de mes espérances, il rit ! Je l’ai fait rire et cette agréable surprise,  je la partage avec ce frère entraperçu dans ma chambre.


Tu sais, tu sais c’est comme ce type qui voudrait que je m’soigne
Et qu’abandonne son clebs au mois d’août en Espagne


Il part comme il est venu, de sa démarche nonchalante et soudain je réalise qu’il ressemble peut-être à cette idole choisie inconsciemment. Je comprends qu’il ne souhaite pas s’encombrer de fixations aléatoires, ses épaules ploient déjà sous le doute alors que sa silhouette se fond dans le noir du couloir. Je pense au film du cinéma du dimanche soir, Jeux Interdits, au moment pathétique et interminable où la petite fille appelle son Michel évaporé dans la nature. Je ne ressemble en rien à cette adorable poupée aux boucles blondes, si ce n’est le partage d’un certain goût pour les sépultures animales et la mort en général. Je ne l’appelle pas et n’irai pas l’embrasser à son départ, après le café.

J’ sens comme un vide, remets moi Johnny Kidd


Sa visite furtive, (était-ce la quatrième ou la cinquième ?) sera désormais liée à cette chanson, et peut-être davantage à son interprète. Lorsque je me le remémore, son visage se floute, je me souviens de son sourire parce que je le vois chaque jour sur le visage de ma mère. C’est ce qui doit lui sembler insupportable et insurmontable. Je le verrai l’année suivante lors du mariage de ma sœur mais je ne garde aucun souvenir de sa présence, je ne pense pas qu’on ait échangé le moindre mot. Je sais qu’il était là par la photo sur laquelle son sourire s’éternise dans une parfaite ironie. Il portait une veste jaune.

Gaby, je t’ai déjà dit qu’ t’es bien plus belle que Mauricette
Qu’est belle comme un pétard qu’attend plus qu’une allumette


J’ai eu bien plus tard l’occasion de le voir alors qu’il rendait visite à sa sœur à Paris. Je m’y trouvais aussi. Tant d’années avaient passé depuis cet épisode chanté que j’étais assez curieuse de voir une fois encore son visage. J’avais donc fait savoir à notre sœur commune (même si, de mon côté, je me savais considérée comme une deuxième main, une sœur d’occasion de peu de valeur) que s’il le souhaitait, je le rencontrerai avec plaisir.


Ça fait craquer, au feu les pompiers


Je passais la journée du samedi, dans mon appartement, à quelques centaines de mètres de celui de ma sœur.


Aujourd’hui c’est vendredi et je voudrais bien qu’on m’aime
Je sens que j’ vais encore finir chez Wanda et ses sirènes, et ses sirènes


Le lundi suivant, ma sœur me livra in extenso le message de Michel : « il ne te passe pas le bonjour …». Mon rire la délivra de sa gêne. Sa gêne effaça mon mépris.

Alors à quoi ça sert la frite si t’as pas les moules
Ça sert à quoi le cochonnet si t’as pas les boules.


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