Elle me précède de quelques mètres. Je pousse mon lourd chariot de courses sur ce parking de supermarché et pourtant elle marche plus lentement que moi. Je vais la rattraper mais voilà l’allée où est garée ma voiture, je vais bifurquer vers la droite et elle disparaîtra. Sa tête est penchée, je ne la vois pas, j’aperçois à peine ses cheveux. Mon œil a été attiré par une silhouette qu’il devine jolie, celle d’une femme probablement jeune et désirable. Mais mon cœur n’est pas libre, trop de soucis l’encombrent. Et quand bien même…
Voilà qu’elle s’engage là où j’allais moi-même me diriger. Elle n’est plus qu’à deux ou trois mètres de moi, je pourrais presque lui toucher l’épaule. Elle m’entendrait si je me décidais à lui adresser la parole. Cette fois, nous avançons ensemble, le changement de direction nous a réunis. Elle est de profil, je vois son visage. Elle pleure.
J’ai envie de l’aborder, de lui proposer un mouchoir pour sécher ses larmes. Elle semble effondrée. Et j’ai peur d’être ridicule, de n’être qu’un dragueur de supermarché usant d’un prétexte pour assouvir son obsession maladive. C’est plus que de la tristesse que je ressens dans son regard. Est-ce un homme qui a causé ce désespoir ? Mais quel étrange endroit pour une rupture. Ou bien est-ce un travail qu’elle a perdu ? Ou une nouvelle qui l’a frappée là où elle se trouvait. A quoi bon énumérer ces suppositions ? A quoi bon craindre le ridicule ?
Je n’ai qu’un instant pour me décider à transgresser la loi de cette société égoïste qui veut que chacun reste chez lui et ignore ce qu’il voit de la souffrance des autres. Elle est belle, je ne suis qu’un vieux bonhomme décati. Mais elle ne verra même pas le vieux pervers attiré par sa beauté, elle n’ira pas imaginer que cet homme bien trop vieux pour elle ait pu avoir l’idée de l’aborder pour engager une aventure. Elle pleure vraiment, je la vois mieux. Dans un instant, je vais atteindre cette voiture qui m’attend, elle s’éloignera, je ne l’aurais pas consolée. Ou peut-être, dans un instant, lui proposerai-je cet étui de mouchoirs qui traîne dans ma poche. Que se passera-t-il alors ? Sans doute me regardera-t-elle étonnée que quelqu’un l’ait vue et ait pensé à s’arrêter, à lui donner un moment d’attention. Que verra-t-elle de ses yeux embués ?
Que voudrait-elle si elle connaissait mon hésitation ?
L’instant est passé, je me suis décidé.