Jusqu’à l’âge de onze ans, j’ai partagé une chambre avec ma sœur, de quatre ans mon aînée; nos soirées n’étaient rythmées que par les pages des livres que nous tournions, de brefs rires ou de petits sursauts nés de nos lectures et puis, la dernière année de sa cohabitation familiale, les habitudes ont changé. La musique a remplacé le silence studieux et j’ai découvert qu’il existait d’autres styles que la variété française ingurgitée jusque là via la télé.
Quelques semaines avant son départ, alors que la tension familiale était à son comble et que cette triste constatation allait me forcer à quitter le royaume de l’enfance où les interrogations n’engendrent pas vraiment de réels questionnements mais nous confortent dans cette joyeuse naïveté aux couleurs pastels, j’ai vécu quelques mois la même nuit recommencée, une nuit de brouillard angoissée, de peur de la perte que cette fois je sentais dans ma chair, qui n’était plus une vue de l’esprit nourrie par les pleurs maternels, mais une réalité que j’assimilais à une folie conjointe qui finirait par engloutir la famille toute entière.
Chaque soir, le même rituel – qui n’a duré que quelques semaines qui m’ont semblé une éternité- annonçait le prélude à ma fin programmée. Ma sœur allait me tuer.
Le noir de la chambre se constellait d’abord d’une lueur tremblante à la bougie qu’elle allumait au pied de son lit. Incendie ? Puis les effluves de l’encens au patchouli annonçaient le début de la cérémonie macabre dont je devenais l’héroïne funeste, allongée dans mon lit, raide et attentive au moindre son, au plus petit geste, tous mes sens en alerte. Avec le grésillement du diamant sur le disque débutait mon calvaire : 45 minutes d’un cauchemar éveillé dont je m’étonnais au matin d’y avoir survécu.
More des Pink Floyd démarrait par Cirrus Minor, cinq minutes et dix neuf secondes d’une profonde angoisse que je maintenais au sommet à renfort d’imagination morbide, sans cesse renouvelée, labyrinthe dans lequel je me perdais dans un délice d’images psychédéliques. Les gazouillis des oiseaux n’avaient pour but qu’exacerber cette peur irrationnelle murmurée par une voix masculine se perdant dans l’écho qu’un orgue anachronique nourrissait de ses étranges sonorités. Mon corps se glaçait, ma chemise de nuit s’y collait désagréablement, je me sentais fondre pour ne reprendre conscience que dans la brutalité des cris néanderthaliens de The Nile Song. Au troisième morceau, Crying Song , le bien nommé, je commençais à pleurer. J’avalais les larmes chaudes et salées mélangées à la morve qui coulait de mon nez ; je m’empêchais de renifler, je pleurais en silence, ivre de la souffrance créée de toutes pièces, dont je me repaissais dans le noir de pensées à peine esquissées, juste bonnes à maintenir à niveau ce plaisir solitaire de l’incompréhension qui fait naître une peur dont on se demande si elle n’existe que par le désir de s’y soustraire. Je me noyais avec extase dans cette contrée sauvage, les yeux écarquillés, les mains accrochées aux draps humides de sueur.
L’impro jazzy de Up the Khyber, intermède musical, me servait à reprendre pied, me sermonner en vain, me moquer même de ma petite personne farouche et effrayée de tout, d’un rien, d’une simple intonation. Puis venait Green is the colour ; cette pause apaisante, entr’acte bienvenu, rationalisait la tempête de mes émotions qui reprenait de plus belle avec Cymbaline – initialement nommé Nightmare,-
Dans Party sequence, les tam-tam annonçaient ma mise à mort imminente, tandis que Main theme, pic de ma peur, dénonçait le retour à l’attente angoissée nourrie de questions improbables sur l’acharnement que mettait ma sœur à me faire tant flipper sur la ligne de basse soutenue par l’orgue, que je me dessinais comme un ogre insatiable.
Ibiza Bar, qu’il m’avait semblé avoir déjà entendu au début faisait bégayer ma terreur, me replongeait dans les même affres, identique désarroi qui me faisait trembler.
J’accueillais More Blues avec fatalisme ; je commençais d’aimer cette étrangeté, mais Quicksilver arrivait à point pour me désarçonner une fois de plus alors que je commençais à peine à m’habituer au blues ; les sons organiques provenaient de mon propre corps en décomposition, je devais être déjà morte mais je ressentais encore, j’entendais encore, je tremblais toujours….longuement, lentement, j’agonisais dans une sorte d’extase mystique.
A Spanish Piece, la guitare espagnole n’était qu’un leurre visant à servir le chuchotement diabolique du chanteur au creux de mon oreille. Quant à Dramatic Theme, l’ultime instrumental venait sûrement bercer mon sommeil agité car je ne me souviens jamais du silence qui suit mon audition ; de même, je n’avais au réveil ni angoisse ni même rancune envers ma sœur, je devais attendre la nuit pour me rappeler qu’il me faudrait revivre le même rituel dont je ne savais pas qu’il forgeait la trame de mes futures obsessions.
Bien plus tard, à l’âge adulte, j’ai rappelé à ma sœur ces minutes d’horreur qu’elle m’avait fait vivre, et dont elle disait ne garder aucun souvenir. Je la rassurais en la remerciant même de m’avoir fait entrer par une porte dérobée dans cet univers si singulier. Pink Floyd est resté mon groupe préféré et continue de meubler un imaginaire en noir et blanc qui se colore à son écoute. Le livre coécrit devait initialement s’appeler Astronomy Domine, avant que des pommes fripées nous apprennent que le titre ainsi que la quatrième de couverture d’un livre appartenaient aux éditeurs et non pas aux auteurs….
Il y a quelques semaines, lors d’un dîner avec quelques amis j’ai renoué subitement avec une forme de folie à laquelle je ne saurais donner de nom précis. Ma sœur s’est mise à raconter avec une étonnante sincérité et un formidable aplomb cette peur enfantine livrée autour de l’épisode Pink Floyd. Dans les moindres détails, elle mimait avec brio mes propres révélations au point que pour quelques instants s’est installé le doute dans une mémoire dont je ne cesse de chercher les pièces manquantes, les ponts de liaison, les blancs d’une trop vive émotion, les mensonges collectifs.
J’ai écouté sans mot dire, sans maudire non plus, franchement épatée par cette opération de vampirisation originale. Je suis allée me coucher sans omettre de placer sur la platine le disque mentionné dont elle n’avait oublié que le titre, qui, prononcé en français, prenait un sens autour duquel elle commence à tourner, telle une derviche tourneur endeuillée, la tête sur son épaule….