Source
Téhéran
9 février [1927]
Ma chérie, je ne sais vraiment comment faire pour t’écrire, tout est si confus, si einsteinien, un état que je ne puis jamais espérer te communiquer, je n’essaierai donc pas. Quoi qu’il en soit, je suis là. J’ai franchi ces montagnes familières et j’ai traversé cette familière plaine ― et il m’a semblé, dès le début, que je n’en étais jamais partie. Mon esprit s’est adapté instantanément aux proportions et à la forme, à l’odeur et à la couleur, de la Perse ; comme si chaque pièce s’enclenchait dans son engrenage. De telle sorte que je ne sais plus si l’Angleterre elle-même ne semble être qu’un point sur la carte, uniquement peuplé de trois ou quatre personnages de taille normale, ce qui les fait paraître incongrûment vastes étant donné l’île minuscule sur laquelle se situe leur existence. Mais, à mon sens, c’est comme cela que les choses doivent être : les sites rapetissent, mais les humains sont stables.
Au moment où nous arrivions, nous avons commencé à parler des modalités du retour. Un instant notre expédition dans les montagnes [des Bakhtiaris] sembla être en péril, mais à présent tout est rétabli ; à un autre moment il a paru probable que nous reviendrions par Constantinople et Athènes, par voie de mer, et c’est alors que, dans cette hypothèse, j’ai formé le projet vertigineux de te retrouver là ; mais aujourd’hui c’est abandonné. Te serais-tu ralliée à ce plan ? (en admettant toujours que tu aies choisi la Grèce à la place de l’Amérique), serais-tu montée à bord au Pirée pour me trouver en train de t’attendre en haut de la passerelle ? Nous serions alors revenues ensemble par les mers de la Grèce, ce qui, je le suppose, m’aurait complètement déboussolée. La Grèce, avec toi ― en mai […]
Mais ce qui est vraiment bizarre, c’est que je sois là devant la même table à t’écrire exactement comme j’avais l’habitude de le faire l’an dernier, avec le même soleil qui m’inonde à travers les feuilles des platanes, et que j’éprouve à nouveau la même sensation d’impuissance désespérée, voyager étant, comme tu le sais très bien, le plus intime des plaisirs. Et ton atelier me semble tellement plus réel que n’importe quoi d’autre, ainsi que toi, me faisant des signes d’adieu sur le seuil de ta porte. Oh, comme j’aimerais que tu m’expliques la vie, de façon que je puisse la percevoir avec fermeté et dans son intégralité, je ne me rappelle plus très bien les termes de la citation. À mesure que je prends de l’âge l’existence m’apparaît comme de plus en plus déconcertante. Je vais lire les mémoires de Gide et voir si cela m’est de quelque utilité […]
Midi : le canon : les muezzins lâchant leur plainte dans la rue : le soleil : un petit air de flûte montant d’un vendeur d’oranges ― Te souviens-tu de m’avoir écrit d’Espagne, il y a bien des années, au sujet d’une procession religieuse ? Comme je suis heureuse que tu existes !
Ta
V.
Vita Sackville-West | Virginia Woolf, Correspondance, Nouveau Cabinet Cosmopolite, Éditions Stock, 1985, pp. 218-220.
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NOTE d'AP : la Correspondance entre Vita Sackville-West et Virginia Woolf a été rééditée chez Stock en novembre 2010, et en collection de poche en mai 2013.
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VITA SACKVILLE-WEST
Source
■ Vita Sackville-West
sur Terres de femmes ▼
→ 14 décembre 1922 | Première rencontre Virginia Woolf-Vita Sackville-West
→ 26 juin 1926 | Lettre de Vita Sackville-West à Harold Nicolson (+ extrait d'Orlando)
→ 18 février 1927 | Lettre de Virginia Woolf à Vita Sackville-West
→ 21 septembre 1993 | Orlando de Virginia Woolf, au Théâtre de L’Odéon
■ Voir | écouter aussi ▼
→ (sur Books and Writers) une bio-bibliographie (en anglais) de Vita Sackville-West
→ (sur YouTube) Vita Sackville-West reads from her poem The Land
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