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Patricio

Publié le 16 février 2011 par Banalalban

J'ai décidé de brûler le carnet bleu marqué "Gregory".

Les temps changent : les informations qui nous viennent tentent à montrer que l'air à l'extérieur n'est plus vicié, certains même seraient déjà sortis des bunkers. Bien sûr ici, personne ne s'y est encore essayé, mais ce n'est pas l'envie qui manque.

Ça se sent : l'émulation gagne jusqu'à même l'humidité des murs. 

La question de savoir quel type de monde nous attend au dehors passionne tous les survivants. Tous sont en effet nés dans les bunkers et il ne reste plus de témoins de l'univers tel qu'il était avant. Des siècles sont passés là-dessus et sur nous. Seules les rumeurs et anecdotes circulent encore sur ce que nous convenons tous d'appeler "l'Ancien Temps". On nous a parlé des cités dorées, des grandes villes dans lesquelles l'argent coulait à flot et dans lesquelles les gens circulaient dans des engins ingénieux à roues et à moteur. On nous a parlé d'une substance puante qui faisait marcher l'économie, le "Pétrole" et des manies du peuple à son propos. La télévision. La radio. L'information. Le sexe tarifé. Le papier-toilettes. L'hérésie des bougies parfumées. Les religions. Le tabac. Les légumes. Le goût des coquillages. Le goût du pain. L'Internet. L'aspirine. Les chiens de petite taille. Les forêts. L'art. Le cinéma. La musique. Le vent. L'eau aussi, ça a fait beaucoup parler. Elle y était intarissable. Elle y coulait des murs. Elle emplissait des trous que l'on appelait lacs. Il suffisait d'y penser pour qu'elle apparaisse n'importe où et désaltère. Tout cela est-il vrai ? Tout cela nous attend-t-il de nouveau ? Est-ce si sûr et certain ? Car après tout, toutes ces choses, ne sont-elles pas mortes avec la précédente fin du monde ? ... Ce n'est après tout peut-être que du passé... Plus de villes, plus de campagnes.

Alors à quoi bon ?

À quoi bon conserver les traces de l'oublié alors que notre avenir s'annonce si différent ? 

Et puis il a cette question d'atavisme.

Je suis le fruit unique de générations de révolutionnaires inscrits dans l'histoire. Ainsi suis-je façonné par l'histoire et celle de ma famille. Alors quoi ? Parce que je suis un Avempace, je devrais moi aussi me plier aux lois d'un acte transgressif ? Pour être digne d'être un Avempace à mon tour ? 

Cette histoire d'atavisme, c'est idiot. On en a bâtit la religion catholique et il faut voir ce que ça a donné, à quoi ça a mené.

Je ne ferai qu'un acte trangressif et il le sera contre ceux de mon nom.

Mon acte transgressif sera de brûler ce cahier qui depuis des décennies nous suit ma famille et moi, ce carnet bleu seule et dernière trace de ce qu'il reste du monde écrit. Après tout, plus personne ne sait lire, à quoi cela peut-il donc encore servir de le conserver ? Je crois qu'il est venu le temps de rompre avec les traditions et d'en finir avec l'hérédité.

S'affranchir, jouer du violon là où tous nous ont poussé au piano et puis pisser dedans.

Je suis l'Avempace d'une ère nouvelle. Peut-être même que je veux perdre ce nom maudit. Le renier. Le bafouer.

J'ai jeté hier le camée de Blanca. Je ne raconterai rien à mes enfants d'elle et des armées qu'elle a fait lever. Je regarde le cheval à bascule de mon fils qui a un an : j'y glisse un caillou, qu'il cesse la bascule. 

Je ne jeterai plus le sel par-dessus mon épaule quand il sera sur la table renversé.

Sans doute et avec un peu de chance, je serai le témoin de la remontée. Peut-être moi aussi goûterai-je à la fraîcheur de l'air non filtré et qu'il sera tel qu'on nous l'a raconté : qu'il sent le parfum, qu'il est pur comme le sourire d'une fille. Peut-être que j'expliquerai plus tard l'histoire des bunkers à mes enfants. Je préfère cette histoire là à celles d'une aïeule aux idéaux et d'un texte idiot que je garderai mais dont je ne comprendrais pas les mots. Je préfère l'avenir au passé.

Je romps donc la lignée des Avempace en brûlant ce carnet, je romps la malédiction de Córdula, je romps avec l'inexorable destiné de cette famille et avec tout le poids de cet arbre généalogique. Les souvenirs seront enterrés.

Je suis appelé à peut-être de bien banales choses mais revoir le soleil n'a pas de prix.

Même si tel Icare, je peux brûler.

Comme brûle ce carnet entre mes pieds.


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