1848 : des écrivains sur les barricades

Publié le 25 janvier 2008 par Lauravanelcoytte

Le cabinet de travail de Lamartine (détail)

J’ai entendu dire aux pauvres : travaillez ! Je n’ai pas vu que cela leur donnât de l’ouvrage quand il n’y en a pas. Plus la propriété est divisée autour de nous, c’est-à-dire plus il y a de gens un peu aisés, plus ceux qui n’ont rien deviennent inutiles, et, on a beau dire, je vois bien que c’est toujours le plus grand nombre. […] Voilà donc où nous en sommes réduits ; c’est à demander ce que nous allons devenir, à des gens qui ne veulent pas nous répondre, et qui trouvent même insolent que nous osions leur faire cette question-là."
Lettre d’un paysan de la Vallée noire, publiée en octobre 1844 par L’Éclaireur de l’Indre, journal créé par Sand en 1843. Citée par Jean-Denys Phillipe dans Traits pour traits.

Encore une révolution qui amène un régime impérial ! Après 1789, le premier Empire. Après 1848, le second…

Et une révolution qui met les écrivains au premier rang : on y voit un Lamartine enfanter la République contre les royalistes et les socialistes ; une George Sand plus socialiste que les socialistes ; Tocqueville, Quinet, Lamennais et Hugo sont élus députés (mais pas Vigny).
D’autres sont aussi présents, mais plus discrets : Baudelaire [1], fusil à la main le 24 février au carrefour de Buci, essaie d’entraîner quelques hommes dans une expédition punitive contre son beau-père honni, le général Aupick… Son bref élan révolutionnaire lui donnera le temps de créer un journal qui vivra deux numéros…

"J’ai la haine de la propriété territoriale. Je m’attache tout au plus à la maison et au jardin. Le champ, la plaine, la bruyère, tout ce qui est plat m’assomme, surtout quand ce plat m’appartient, quand je me dis que c’est à moi, que je suis forcée de l’avoir, de le garder, de le faire entourer d’épines et d’en faire sortir le troupeau du pauvre, sous peine d’être pauvre à mon tour […]."
George Sand, citée par André Maurois, Lélia ou la vie de George Sand.
Flaubert débarque dans la capitale le 23 février, s’engage dans la garde nationale le lendemain et court les rues avec Maxime du Camp (la conduite de ce dernier, blessé en juin 1848, lui vaudra la désapprobation de Flaubert et la Légion d’honneur), assistant horrifié à la mise à sac du palais des Tuileries et photographiant en esprit des scènes qui feront l’arrière-plan de L’Éducation sentimentale ; Sainte-Beuve se cache – toute cette violence l’effraie ; Dumas est dans la rue, comme dix-huit ans auparavant ; Chateaubriand, c’en est trop, décède le 4 juillet ; Ponson du Terrail est un garde national opposé aux révolutionnaires, etc.
Jules Verne, lui, arrive après la bataille : en juillet, pour passer des examens de droit. Il observe alors sur les façades les traces des balles et des boulets, en spectateur désabusé et pas vraiment enthousiaste.
L’humanité qui souffre, ce n’est pas nous, les hommes de lettres ; ce n’est pas moi, qui ne connais (malheureusement pour moi peut-être) ni la faim ni la misère ; ce n’est pas même vous, mon cher poète, qui trouverez dans votre gloire et dans la reconnaissance de vos frères une haute récompense de vos maux personnels ; c’est le peuple, le peuple ignorant, le peuple abandonné, plein de fougueuses passions qu’on excite dans le mauvais sens, ou qu’on refoule, sans respect de cette force que Dieu ne lui a pourtant pas donnée pour rien. George Sand, correspondance, 23 juin 1842.

La révolution de février 1848 naît d’une grande lassitude, d’un banquet interdit et de coups de feu sur le boulevard des Capucines. Celle de juin 1848, par contre, même si elle ne dure que quatre jours, est un terrible déchargement de colère.

En 1830, les républicains avaient encore trop frais à l’esprit les excès sanglants de la première République (1792-1804) et préférèrent un Louis-Philippe à une seconde expérience démocratique. En février 1848, ils s’y lancent à la dernière minute, et seulement pour quelques mois, les élections d’avril 1848 – premières élections au suffrage universel direct en France – ramenant à la Chambre une majorité conservatrice qui va paver la voie à l’Empire.

1847 lance la vogue des « banquets républicains » qui tentent de rompre la grisaille du règne de Louis-Philippe [2]. La situation économique n’est pas florissante et Guizot, chef du gouvernement, se refuse à toute réforme. Le 22 février 1848, un défilé de la Madeleine à Chaillot et un grand banquet doivent clore la série des soixante-dix banquets qui ont eu lieu partout en France. Cette manifestation est interdite par le pouvoir, mais Lamartine déclare qu’il s’y rendra tout de même. Ledru-Rollin, leader républicain et grand animateur de ces banquets, et Louis Blanc, leader socialiste, craignent l’affrontement et se désistent la veille au soir. Mais il est trop tard pour annuler l’événement.

Des étudiants et des ouvriers se retrouvent donc devant l’église de la Madeleine, sous la pluie, le matin du 22. Un défilé se forme, qui décide de se rendre à la Chambre des députés. Des accrochages se produisent sur les boulevards, au Châtelet, aux Champs-Élysées. Quelques barricades s’élèvent mais la ville reste calme.
Le 23, le gouvernement déploie l’armée et la garde nationale, qui s’opposera peu aux insurgés. Composée de bourgeois plutôt hostiles au pouvoir, qui n’ont pas le droit de vote, elle penche davantage du côté des républicains modérés.
Prenant acte du mécontentement populaire manifesté la veille, le roi renvoie Guizot et le remplace par le comte Molé. La foule redescend dans la rue, cette fois pour manifester sa joie. Mais un coup de feu tiré le soir boulevard des Capucines par un soldat déclenche une panique qui fait plusieurs morts.

"On ne peut ni ne doit admettre la justice des lois qui régissent aujourd’hui la propriété. Je ne crois pas qu’elles puissent être anéanties d’une manière durable et utile par un bouleversement subit et violent. Il est assez démontré que le partage des biens constituerait un état de lutte effroyable et sans issue, si ce n’est l’établissement d’une nouvelle caste de gros propriétaires dévorant les petits, ou une stagnation d’égoïsmes complètement barbares. Ma raison ne peut admettre autre chose qu’une série de modifications successives amenant les hommes, sans contrainte et par la démonstration de leurs propres intérêts, à une solidarité générale dont la forme absolue est encore impossible à définir. […] C’est tout simple : l’homme ne peut que proposer ; c’est l’avenir qui dispose."
George Sand, Histoire de ma vie.

Aussitôt, de nouvelles barricades s’élèvent. Il y en aura jusqu’à 1500. Dumas, qui participe depuis 1847 à la campagne des banquets et a assisté à l’hécatombe des Capucines, court revêtir son uniforme de commandant de la garde nationale. Il encourage les manifestants à marcher à nouveau sur le ministère des Affaires étrangères où réside Guizot (situé sur le boulevard des Capucines, entre la rue des Capucines et l’avenue de l’Opéra).

Louis-Philippe demande au maréchal Bugeaud de mater la rébellion. Au milieu de la journée du 24, une foule s’empare de l’Hôtel de Ville, encouragée par des sociétés secrètes révolutionnaires davantage que par les chefs socialistes (Blanqui et Barbès sont emprisonnés depuis leur tentative d’insurrection en 1839).

"Les Parisiens ne font jamais de révolution en hiver." Le roi Louis-Philippe, lors des premiers incidents de février 1848.

Devant le tour que prennent les choses et se souvenant des événements qui, dix-huit ans plus tôt, l’ont porté au pouvoir, le roi abdique en début d’après-midi en faveur de son petit-fils. Mais Lamartine le prend de court. Resté à son domicile du 82 rue de l’Université depuis le 22, il se rend à la Chambre lorsque Louis-Philippe se démet. Député depuis 1833, favorable à la régence en 1842, Lamartine s’interroge, et les députés avec lui : la France est-elle mûre pour la République ? Pour barrer la voie aux socialistes et aux « rouges », il décide de se prononcer avec éclat contre la régence de la duchesse d’Orléans (qui serait à ses yeux « la Fronde du peuple, la Fronde avec l’élément populaire, communiste, socialiste de plus »), pour le suffrage universel et pour la République, et propose aux députés un gouvernement provisoire qui exclut les socialistes. Suivis par une foule de manifestants, Lamartine et le futur gouvernement provisoire gagnent l’Hôtel de Ville. La deuxième République y est proclamée dans la nuit. La foule rassemblée obtient la nomination au gouvernement provisoire de deux nouveaux membres : le socialiste Louis Blanc et un ouvrier, Albert. En sont donc membres : Dupont de l’Eure (président), Lamartine (ministre des Affaires étrangères), Alexandre Marie (Travaux publics), Ledru-Rollin (Intérieur), Louis Garnier-Pagès (Finances), l’astronome François Arago (Marine et Colonies), Ferdinand Flocon (Agriculture et Commerce), Isaac Crémieux (Justice), Armand Marrast, Louis Blanc et Alexandre Albert.

"Pour la première fois dans mes foyers depuis vendredi 23 ; notre bataillon n’a point cueilli de lauriers. Notre compagnie n’a eu qu’une barricade de 18 pouces de haut à enlever et nous n’avons pas tiré un seul coup de fusil. Cependant un brave officier de la ligne qui nous commandait y a reçu un coup de baïonnette dont il est bien malade. Voilà pour nos exploits."
Prosper Mérimée. Correspondance. 28 juin 1848.

La Chambre des Députés est dissoute et il est interdit à celle des Pairs de se réunir. Louis Blanc lance des Ateliers nationaux censés redonner du travail aux chômeurs, mais qui n’auront jamais, dans leur courte vie, les moyens de leur ambition. En effet, les projets de Blanc de créer avec les chômeurs des entreprises contrôlées par l’État ne verront jamais le jour. Les entrepreneurs craignent la concurrence et s’y opposent, ralliant Lamartine (et apparemment Hugo) à leur position.

Une multitude de journaux et clubs républicains voient alors le jour, touchant un public où les bourgeois se mêlent parfois aux ouvriers. Raspail fonde ainsi le journal et le club L’Ami du peuple. Blanqui et Barbés, libérés, créent le leur.
Cette période de réconciliation des classes et d’euphorie nationale dure jusqu’en avril.

Louis Blanc et l’extrême gauche organisent le 16 avril une manifestation pour repousser la date des élections, sans succès. Pour les socialistes, ces élections arrivent trop tôt, sans que le temps ait permis d’éduquer politiquement la population, en particulier en zone rurale. Lamartine lance aussitôt sur la place de l’Hôtel de ville une contre manifestation victorieuse du gouvernement provisoire et de la garde nationale.

Ces élections de l’Assemblée constituante le 23 avril connaissent un taux de participation de 84% ! C’est la première fois que tous les hommes votent vraiment en France.
Elles amènent au Palais Bourbon cinq cents républicains modérés (dont Lamartine, Tocqueville, Lamennais, Quinet), trois cents royalistes et cent républicains de gauche (dont Barbès et Blanc, mais pas Blanqui ni Raspail). C’est une chambre qui se méfie des ouvriers parisiens.

"Depuis soixante ans, la France allait en fait de gouvernements de mal en pis. Napoléon lui avait donné un despotisme oint de suie de poudre, mais scintillant de gloire ; la France lui pardonna. La Restauration lui avait ramené le privilège et les coups de cravache des gentilshommes ; mais elle était franche d’allures et sans hypocrisie ; quelques domestiques fidèles la suivirent sur la terre d’exil. L’infâme gouvernement qui vient de tomber voulut tenter sur la nation l’astuce, l’hypocrisie, la cupidité et toutes les basses passions ; un croc-en-jambe du Peuple a suffi pour le jeter dans la boue."
Charles Baudelaire. Le Salut public, 27 février 1848.

Une manifestation ouvrière contre la suppression pressentie des Ateliers nationaux est matée dans la violence à Rouen. La République fait tirer sur le peuple [3].

En attendant qu’une Constitution ne voie le jour, l’assemblée élit le 10 mai une « Commission exécutive » modérée, composée de Arago, Garnier-Pagès, Marie, Lamartine et Ledru-Rollin. Exit Louis Blanc et Albert. Le symbole est clair.

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