Le café de l'Excelsior

Publié le 17 février 2011 par Araucaria


Aujourd'hui, pas de restaurant, nous suivons Philippe Claudel  dans un vieux café. J'aime cet auteur, son style, son écriture masculine ne laissant pas beaucoup de place aux fioritures mais offrant beaucoup d'émotion. Beaucoup de pudeur dans les textes de Claudel, la vérité dure et crue. La vraie vie.
Ce livre, je l'ai donc pris pour l'auteur...Pour la quatrième de couverture aussi, où j'ai lu cet extrait :
"Viens donc Jules, disait au bout d'un moment un buveur raisonnable, ne réveille pas les morts, ils ont bien trop de choses à faire, sers-nous donc une tournée...
Et grand-père quittait son piédestal, un peu tremblant, emporté sans doute par le souvenir de cette femme qu'il avait si peu connue, si peu étreinte, et dont la photographie jaunissait au-dessus d'un globe de verre enfermant une natte de cheveux tressés qui avaient été les siens, et quelques pétales de roses à demi tombés en poussière. Il saisissait une bouteille, prenait son vieux torchon à carreaux écossais et, lent comme une peine jamais surmontée, allait remplir les verres des clients."
Je ne vais pas vous faire de résumé du livre, très petit d'ailleurs (85 pages) on ne raconte pas la tendresse, l'affection, qui peuvent lier un petit garçon à son grand-père...Ce sont des choses qui se vivent, qui se sentent...Lisez Claudel...vous verrez!
Un autre extrait, pour vous inviter à découvrir cet auteur ou ce texte:
"Quand il prévoyait notre voyage, et qu'il apercevait Mercepied franchir le seuil de l'Excelsior, Grand-père refusait dans un premier mouvement de le servir: "Ne t'offusque pas, Jules, répondait le chauffeur, je ne conduis bien que saoul, j'épouse mieux ma machine et la route." Grand-père qui n'avait jamais tenu un volant de sa vie abdiquait alors devant l'argument du professionnel, mais diminuait toutefois un peu les doses prescrites.
Il est à porter au crédit de Mercepied qu'il n'eut jamais de sa carrière un seul accident, avant le dernier: remontant de Lourdes au terme d'un pélerinage éprouvant, il fracassa son véhicule contre un solide platane auvergnat, tuant en un instant en plus de sa propre personne trente-deux croyants, dont trois paraplégiques, qui l'avaient contraint, sous peine de dénonciation à la maréchaussée, à l'eau plate et au jeûne durant toute la semaine sainte.
Le curé ayant refusé de l'accueillir en son église, ses obsèques furent célébrées à l'Excelsior dans une atmosphère de ferveur mystique: à cette dramatique occasion, Grand-père et les habitués rattrapèrent en vin blanc ce qu'ils perdirent en larmes.
La beuverie ne s'acheva qu'à l'aube, et quand j'allai le lendemain aux cabinets avant de partir à l'école, dormait dans la cabane le facteur, à genoux, les mains jointes sur la planche trouée, comme s'il priait dans son sommeil comateux un dieu souterrain et moqueur au son de la musique des premières mouches levées.
Quelques semaines plus tard, Verdaillon, un instituteur poète de nos clients, qui puisait depuis sa retraite son inspiration dans la mominette, vissa face au zinc une plaque commandée chez le marbrier voisin et sur laquelle il avait fait écrire:
A la mémoire de Stefan Mercepied,
homme de coeur et de corps,
mort au combat.
1919-1967
"Quel combat?" lui fit remarquer un oiseau de passage qui bouvait pingrement un galopin. Six regards le fussilèrent, et Verdaillon répondait: "Le plus terrible des pugilats, la lutte suprême, le pancrace inégalable, le combat effroyable et titanesque, toujours à recommencer, contre les cons de ton espèce...A vos armes Messieur!"
Les habitués mirent dans un claquement de bottes en caoutchouc leurs verres à pied au garde-à-vous, et descendirent la tournée dans un silence de Panthéon. La tête basse, le con quitta l'arène. Pour ne plus jamais y reparaître ensuite.
...
Le café de l'Excelsior - Philippe Claudel - Le Livre de Poche n° 30748