Léon

Publié le 19 février 2011 par Banalalban

La Mort du Monstre

(Atlas)

Rien dans la naissance de Léon ne laissait présupposer ce qui se passerait par la suite puisqu’il ne fut, à la naissance, que ce beau bébé de 51cm pour 3 kilos et 850 grammes. Un gros bébé certes, mais un bébé tout ce qu'il y a de plus normal.

Léon, par sa venue au monde, enchanta tout d’abord ses deux parents puisqu’il fut leur premier enfant. Les premiers enfants, on le sait bien, sont préférés aux suivants, mais pas au dernier ce qui dans un sens représente un paradoxe d'ordre sémantique et psychologique. Ainsi donc il naquit sous les meilleures hospices puisque attendu comme le messie, comme le premier d’une lignée qui se promettait nombreuse tant ses deux parents espéraient avoir d’autres enfants.

L’histoire leur donnerait par la suite tort : ils n’en eurent en effet jamais d’autres.

L’accouchement de Léon se passa comme passe une lettre à la poste _lorsque cette dernière n'est pas en grève_ et fut à l’image de la grossesse : sans douleur, heurt ni complication et tous, des parents, aux sages-femmes, en passant par l’obstétricien, s’en félicitèrent.

Léon fut emmailloté comme il se doit, dans un drap propre. Il fut pris en photo. Il fut pesé et mesuré (on l'a dit : 51 cm et 4kg environ). Il reçut dix sur dix pour les tests de préhension. 10 sur 10 pour les autres.

Ce n’est que vers ses trois mois qu’apparurent les premiers soucis, lorsque très exactement le médecin dit : « Léon a un problème ».

Léon a un problème.

Le problème de Léon venait que ses membres, à savoir ses deux jambes et ses deux bras, semblaient grandir plus vite que le reste de son corps, ce que des examens devaient vérifier.

Les examens le vérifièrent.

Les médecins dirent qu’ils devaient continuer les procédures car ils n’étaient pas certains que cela continue de la sorte, qu’il pouvait s’agir d’une anomalie passagère et que tout se remettrait en place par la suite, la nature, tout le monde en conviendra, réctifiant par elle-même les erreurs avec le temps.

Cela continua de la sorte.

Ce n’était pas une anomalie passagère.

Tout ne se remit pas en place par la suite.

La nature n'a pas tous les pouvoirs.

Tout alla très vite : dès l’âge de six mois, Léon fut arraché à ses parents. Sa nouvelle maison fut une chambre d’hôpital. Il y passa toute sa petite enfance. Ses parents reçurent un coquette somme en échange des études cliniques entreprises sur Léon qui représentait une énigme pour la science.

On lui construisit une chambre spéciale, dont les murs s’élevaient à plus de 7m. Les médecins avaient en effet jugé qu’il serait plus prudent d’envisager ce type d’aménagement afin de permettre la croissance de Léon qui semblait continuer sur cette étrange lancée.

De nombreux spécialistes (tous très doués, tous très publiés, tous très vieux), parmi lesquels de nombreux américains, se succédèrent pour étudier le cas Léon avec la plus grande des attentions.

À six mois, Léon mesurait déjà 5m.

À trois ans, 70m.

À dix ans il en mesurait 250.

Un tout petit tronc (un tronc normal en somme) mais des membres de monstre.

Les journaux le surnommèrent "l'Araignée Humaine" ou tout simplement "Le Léon". Avec un "Le" qui le détache du Léon simple. Un "Le" qui l'enracine dans quelque chose d'incongru.

On aménagea par la suite un stade rien que pour lui et très vite il devint une attraction.

Toute la France s'était prise d'affection pour le phénomène.

Quelques malins décidèrent de faire du stade un parc d'attraction et en faisaient payer l'entrée, pensant que Léon s'en ficherait.

Léon ne s'en ficha pas mais ne pu rien dire tant de là-haut, personne ne l'écoutait.


À 25 ans, quand sa croissance cessa, il mesurait 454 mètres.

Le maire de Paris s'intéressa à Léon.

Le maire de Paris s'entretint avec les parents de Léon.

Le maire de Paris voulu Léon.

Le maire de Paris rapatria Léon.

Le maire de Paris fit fermer le stade où était exposé Léon.

Le stade ou était exposé Léon devint un musée sur Léon.

Le maire de Paris décida de faire déboulonner la Tour Eiffel et y mis le Léon à la place, ce dernier devenant l'emblème de la capitale.

Les cartes postales furent changées et de nouvelles plaquettes touristiques utilisèrent l'image de Léon pour attirer les étrangers.

"Paris : Notre Dame, le Sacré-Coeur, le Léon".

"Visit our Big Léon : visit the heart of Paris".

Des tasses à café représentaient le Léon, des assiettes et des porte-clés aussi.

Des boules à neige.

Des foulards.

À la gloire du Léon, les publicitaires avaient plein d'idées. Plus que jamais ils n'en eurent.

Les mains et les pieds de Léon furent cloués sur de grandes colonnes en béton sur lesquelles fut gravé la locution : "A capite ad calcem". On le tatoua "Property of Paris", on le breveta. Il devint patrimoine national puis quelques années après, patrimoine de l'Humanité. On installa une sorte d'échafaudage autour de lui pour le maintenir et un tuyau ingénieux partait du sol jusqu'à sa bouche dans le but de le nourrir. Une bouillie fut créée par des chercheurs pour lui apporter tous les nutriments nécessaires. La petite boutique du Léon vendait d'ailleurs sous forme de boîtes de conserve, un échantillon de cette nourriture afin que chacun puisse, à sa façon, partager le repas du Léon.

Le Léon était nourri une fois par jour à très exactement 12h10. Un cloche rappelait ça.

Une structure fut constuite plus tard entre ses jambes pour permettre aux touristes de contempler la ville d'une hauteur rappelant celle de l'ancien monument parisien. Le Léon devint ainsi une opportunité pour s'élever un peu.

Léon fut fêté tous les 14 juillet. Dans un sens c'était bien pratique car le feu d'artifice pouvait être tiré depuis ses reins.

Une ligue d'intellectuels se forma néanmoins, trouvant que Léon était utilisé et déshumanisé à outrance : "Léon n'est pas qu'un monument, il est un être humain qui certainement pense".

Bien sûr que Léon pensait, mais personne ne l'écoutait.

L'intervention et le lobbying de ce groupuscule permirent l'installation, sur le dos de Léon, de piques en acier empêchant les pigeons de s'y poser. La ligue obtint même que Léon soit nettoyé tous les ans, et cela dans les moindres recoins.

Le savon utilisé fut d'ailleurs revendu en supermaché avec le slogan "S'il a nettoyé le Léon, il viendra à bout de vous".

L'engouement des français pour Léon ne se démentit pas pendant ainsi des dizaines d'années mais malheureusement la seconde guerre mondiale éclata et peu à peu Léon fut oublié.

Cela commença de manière pernicieuse : le nourriceur oubliait Léon un jour sur deux, puis pendant plusieurs journées consécutives. Il arrivait à Léon de ne pas recevoir de nourriture pendant une semaine complète ce qui l'affaiblissait terriblement. Il ne fut pas lavé pendant deux années consécutives.

Puis le nourrisseur disparu du jour au lendemain et, n'étant pas remplacé, Léon ne fut plus nourri du tout.

La ligue des défensseurs de Léon qui s'était depuis quelques temps faite plus discrète, ne releva pas le problème.

Léon tentait bien de hurler pour avertir les passants de son état, mais il était si haut que personne jamais ne l'entendit. Les piques anti-pigeon, du fait de son amaigrissement, se déchaussèrent et les volatiles s'en donnèrent à coeur joie dans les coups de becs et déjections, ce qui continua de dégrader encore plus le Léon.

Ainsi donc il mourut le 26 février 1945 dans l'indifférence générale.

Quelques semaines plus tard, certains se plaignirent de l'odeur.

Quelques mois plus tard, certains certifièrent avoir reçu des lambeaux de chairs putréfiées sur leur tête.

Mais ce ne fut que quelques années après que l'on déclara Léon officiellement décédé.

Une petite messe eut lieu entre ses jambes mais elle ne parvint à réunir qu'une dizaine de personnes dont le fameux nourisseur qui était revenu entre temps du maquis.

Une année plus tard, une cérémonie commémorative se tint mais de la même façon ne réunit que quelques curieux.

Le corps de Léon fut équarri et les parisiens purent redécouvrir le Léon d'une nouvelle façon : celle d'un immense squelette de 454 mètres de haut.

Le retour d'affection pour le Léon ne dura néanmoins que quelques semaines puis plus rien.

La ligue des "Amis de Léon" devint la "Ligue des Contre Léon" ("Un comble du retournement de veste" déclarera Léon Blum en 48 pour qui le squelette du Léon était devenu un véritable problème d'image, image que les caricaturistes du moment utilisaient pour l'attaquer, le monstre ayant le même prénom que l'homme d'état) et proposa une loi demandant le démantèlement du corps de Léon et le retour de la Tour Eiffel et cela au nom de la décence de "celui qui fut l'emblème de Paris, faute de mieux". La loi fut bien sûr entérinée.

Ainsi, les restes de Léon furent démontés en 1962 et on reboulonna la Tour Eiffel peu de temps après, comme si rien ne s'était jamais passé.

Les os de Léon furent vendus, les bookmakers spéculant sur des prix exorbitants.

Les prix ne furent pas exorbitants. Pire, les os de Léon ne trouvèrent pas acquéreur.

La mairie de Paris décida de ne pas s'encombrer d'os de cette taille et opta pour leur crémation pure et simple.

Les cendres récupérées furent transportées pour être versées tout en haut de la Sainte Victoire (Léon, on ne l'a pas assez dit, étant originaire d'Aix-en-Provence) mais un accident fâcheux intervint et le camion qui transportait les restes calcinés du jeune homme se renversa sur la route et la cargaison s'éventra. Les cendres se déversèrent dans les bacs de récupération d'une station d'épuration voisine.

Durant une dizaine d'années, les gens parlèrent encore de Léon.

"Te souviens-tu ? "

Puis son souvenir s'estompa au profit du scandale que représentaient les minijupes, la révolution sexuelle, l'arrivée de la 4L et plus globalement des années 70.

C'est ainsi que se termine l'histoire de Léon le Monstre.