_ L’amour est un poulpe. Un gros poulpe posé sur ma tête. Parfois, il se fait discret : je ne le vois pas, à peine en soupçonnerais-je l’odeur qu’elle ne m’incommoderait pas tant que ça... Alors je marche dans la rue, mon gros poulpe posé sur la tête. Les passants ne voient que mon poulpe et mes amis aussi. Ils me regardent alors avec un air suspicieux et me disent : « Dites donc, Monsieur Sernan, vous, vous avez quelque chose de changé _ tu parles : j’ai un immense poulpe sur la tête, alors pour sûr qu’il y a quelque chose changé pauv’ pomme !!!_ Vous êtes amoureux, c’est ça ? ». Et moi je dis « non, non, non, pas du tout, vous vous faites des idées », « c’est ça ouais, on ne me la fait pas à moi »…
Parfois le poulpe bouge un peu et il me dérange. Dans sa façon qu’il a de mettre ses tentacules devant mes yeux : ventouse après ventouse, je deviens aveugle et me prends les pieds dans le tapis, me cogne la tête contre les murs. Je deviens bête. Ma vision des choses se fait alors incertaine et je ne reconnais plus rien tant tout semble être déformé sous tant de viscosité… j’en deviendrais presque irritable à ne rien plus voir correctement.
Mais je m’en fous moi, parce que j’ai mon poulpe.
Et je suis content : je me ballade avec mon immense poulpe sur la tête qui me fait comme un chapeau : je sens la mer, le vieux goémon, les tumultes d’écumes aussi bien que les mers d’huile, la promesse des terres inconnues et les îles fragiles, côtelées, alors, qu’est-ce que je peux bien en avoir à foutre d’avoir l’air ridicule avec ce truc gluant sur la tête ?
Il y en a qui en font des perles de leur amour, moi j’ai un poulpe.
Sur la tête.
Encombrant.
Gluant.
Embarrassant.
Aveuglant.
Parfois le poulpe s’en va, sans que je ne m’en aperçoive. Comme ça, juste un claquement de doigt. Et un autre, plus frais, moins faisandé, prend sa place. Mais parfois, juste avant de partir, il me balance en pleine figure, comme dans un dernier sursaut, un jet d’encre indélébile. Il me faut parfois des mois, voire des années pour nettoyer toute cette encre sur ma peau. Alors je me cache un peu pour éviter le regard des gens sur cette tâche trop présente pour ne pas que j’en ai honte. Et puis ça part. Avec le temps. Et un autre poulpe vient.
Encombrant.
Gluant.
Embarrassant.
Une nouvelle fois aveuglant.
Mais je m’en fous, parce c’est mon poulpe à moi, personne ne peut m’enlever ça.
Parfois, je me réveille moi aussi avec le poulpe dans la bouche et j'ai l'impression que tout peut recommencer...