L'homme qui marche

Publié le 20 février 2011 par Cjhenry

Canal surplus (Crédits photographiques : CJH.)

   Hier après-midi, j'ai marché plus de deux tours de cadran de la grande aiguille le long du Canal de la Marne au Rhin. Enfermé dans ma cabine portative, j'ai joué une énième fois la projection en boucle du long métrage des creux et de collines d'une existence ne cessant plus de faire des ronds (dans l'eau) pour aller tout droit, d'une existence tantôt fluide tantôt cabossée avec ses vallées monotones, ses plaines fleuries, ses routes barrées ou dégagées, ses chemins de traverse et ses sentiers de gloire, ses aires heureuses et ses bivouacs horribles, d'une existence aux pales dérisoires brassant de l'air et broyant du vide... Vers quinze heures, je me projetai un véritable péplum en cinémascope et en technicolor : scénario bétonné, trucages invisibles, poses convenues, maquillages et costumes séduisants, cascades téléphonées, travellings savants, zooms opportuns, doublage impeccable, bande-annonce alléchante, et tout le festival. Bref, le metteur en scène et la tête d'affiche de cette balade saturnale se furent fondus en une seule et même compression spatio-temporelle : le piéton du canal. Dieu merci, le décor et l'intrigue n'eurent strictement rien à voir avec les horizons brumeux et parfois bouclés si chers à Simenon...

   Depuis longtemps je m'en suis forgé l'intime conviction : quiconque marche à l'air libre, c'est-à-dire sans être obligé par les affres du bâton ni les offres de la carotte, est semblable à un fantassin suffisamment armé pour répondre à un chapelet de questions et résoudre une enfilade d'équations, pour congédier nombre de problèmes. Oui, quiconque marche à l'air libre n'avance pas sans progresser ; d'ailleurs, dans la langue qui m'a façonné, dans la langue qui me maintient debout, fût-ce sous perfusion, le verbe « progresser » peut s'écrire en blanc sur le tableau noir des synonymes du verbe « marcher »...

   Hier après-midi, je marchai le long du Canal de la Marne au Rhin, celui-ci en train d'être vidé par VNF (Voies navigables de France) afin de procéder à des travaux d'entretien. Pas une péniche en situation, pas un bollard occupé, pas une écluse au travail, seulement des cygnes et des canards faisant trempette et des déchets et des détritus refaisant surface... Soudain, au loin, je retrouvai sa silhouette avant de l'entendre rire. En vérité, elle ne m'avait jamais quitté, et ce jusque dans les plis et les replis de l'étoffe retournée d'une vie aux vêtements bientôt tirés au sort, elle avait toujours progressé à mon côté droit, étrangement fidèle au sillage de mon irrégulier chemin de halage et aux âges de mon paradis secret au long cours... Hier après-midi, je crus être un somnambule, je fus un funambule. Hier après-midi, tout marcha pour moi...

   Au fond, le temps ne passe pas : il surgit. Le temps est une épiphanie. Et ce soir, il neige...


Partager cet article :