# 22 — et tu as le bonjour d’aristote...

Publié le 21 février 2011 par Didier T.
Bien. Ouvrez vos cahiers et sortez un crayon à bille bleu. Prenez aussi deux dolipranes et un grand café noir, mes chers petits, on va causer d’épistémologie. Hein?... oui, oui, épistémologie. Ah merde, j’en étais sûr... y’a déjà la moitié de l’assistance qui vient de sortir son téléphone portabe pour se taper un Tétris. Grmmmblll, tu parles d’une génération de feignasses... encore des mecs qui sont rentrés en 6è sans savoir écrire leurs noms. Comment voulez-vous que je m’en sorte, du haut de ma pédagogie? Épistémologie, bordel! Enfin tant pis, y’en aura peut-être deux ou trois qui pousseront jusqu’à la fin. Ah là là. De nos jours c’est vraiment trop déprimant, l’enseignement. Et après, on s’étonne que je boive.
# 22 — ET TU AS LE BONJOUR D’ARISTOTE...
L’épistémologie, c’est quoi?
Hein?... nan nan, je vous arrête tout de suite, l’épistémologie c’est pas une saloperie qu’on peut attraper en baisant n’importe où avec n’importe qui, alors inutile de tenter un “p’tain, c’t’été j’me suis chopé l’épistémologie à Palavas-Les-Flots et j’suis sûr que c’est à cause de ce foutu clébard qui me lâchait plus, l’année prochaine je vais en vacances en Bretagne me faire ramoner par de gros écossais au festival interceltique de Lorient, le whisky tue les microbes”. Hein?... ce qu’Aristote vient faire dans ce mic-mac? Ben j’sais pas, possible qu’en vacances à Palavas-Les-Flots il aimait plus les chiens que les chiennes, Aristote, qui pour être philosophe n’en restait pas moins grec. Hein?... bon, d’accord, d’accord, j’arrête, d’accord, cette histoire est encore sauvable, si vous le dites. Pouffe! Pouffe! et à la ligne.
Alors, mes chers petits... l’épistémologie. Respirez à fond et n’ayez pas peur, le monsieur n’est pas méchant et ça ne fait pas mal.
L’épistémologie est, en gros, l’étude critique d’une discipline —hé oui, l’épistémologie c’est moins feune que les roubignoles d’Aristote à Palavas-Les-Flots... mais on ne peut hélàs pas uniquement passer sa vie à niquer, sinon depuis le temps ça se saurait et je ne serais pas ici et vous non plus, mes frères, mes sœurs, c’est comme ça, l’étude critique d’une discipline que c’est l’épistémologie donc, mais aussi l’étude critique de son discours, des conséquences que celui-ci produit sur nos conceptions du (ou des) réel(s) à ce moment précis de modernité floue que par commodité ou par flemme l’on appelle “le présent”, ah là là c’est pas gagné tout ça, j’en vois déjà deux qui pioncent, mais surtout l’étude critique des outils et des modes d’emploi de la discipline en question, finissez au moins cette phrase je vous en prie, dans le but de cerner sa “vérité” autant que ses abus, excès, limites, voire impostures —ce qui revient à dire que chacun est un peu épistémologue sur cette bonne vieille Terre dont tu es un des locataires temporaires, oui, toi aussi avec tes allumettes pour caler tes paupières tu es un peu épistémologue sur les bords, comme tout le monde, dans la mesure où l’on accepte de se creuser un peu le citron sur ce qu’on pratique dans son domaine, et autant que faire se peut de conformer son évolution intellectuelle aux mouvantes conclusions tirées au fur et à mesure que le poil blanchit —c’est généralement là que les choses se compliquent, mais c’est pas le propos, on verra ça une autre fois. Pour le reste, je considère que ceux d’entre-vous qui sont parvenus à la fin du premier paragraphe ont bien du mérite intellectuel. Les autres, bonne nuit —et sans rancune.
Une sérieuse pratique épistémologique ne souffre ni l’approximation ni la non-prise en compte du maximum d’éléments concernant la question étudiée, même si l’on n’a aucune chance d’arriver à un résultat que l’on puisse considérer comme étant ‘définitif’ —c’est pas moi qui le dit, c’est Karl Popper, qui en connaissait un rayon puisqu’il est le papa de l’épistémologie moderne, ce qui est quand même autrement plus balèze que d’aller montrer son trou de balle de ‘Nouveau Maulière’ à la télé pour tenter de faire surnager cinq minutes son truc à vendre à la surface de l’océan des trucs à vendre, quel boulot de chien d’Aristote à Palavas-Les-Flots.
Karl Popper (19o2-1994, l’épistémologie ça conserve) est à l’origine du trop méconnu concept de “falsifiabilité”, qui est aux idées ce que le crash-test est à la bagnole. En gros, le principe de base de sa démarche cognitive est de procéder à l’inverse du “croyant”, c’est-à-dire: quand on cherche à vérifier la pertinence d’une idée ou d’une théorie, pour tester son éventuelle validité on la met systématiquement à l’épreuve de tout ce qui va à son encontre au lieu de faire son petit Métamomo à uniquement prendre en compte ce qui va dans le sens des nazeries qu’on veut continuer à faire semblant de croire pour des raisons qui bien souvent n’ont pas grand’chose à voir avec l’amour de la connaissance ou la volonté de comprendre qu’est-ce qui s’passe dans l’coin —savoir rester prêt à changer son fusil d’épaule quand il s’avère que l’on s’est trompé de fusil ou même d’épaule, telle est la base de l’épistémologie, c’est-à-dire en somme de l’honnêteté scrupuleuse en matière d’idées. C’est pas si compliqué que ça, hein, vous voyez, et pourtant c’est plutôt rare de voir des crânes d’œuf accepter de jouer ce jeu, et plus ils sont culturés plus c’est rare, en grande partie parce que pour un intello le changement de fusil d’épaule sur le coup ça fait très bobo pour des raisons multiples, on doit faire une croix sur le formatage de ses débuts, on perd des copains, on perd sa chapelle, on fait de la peine à son vieux papa, on se fait gicler par le petit réseau qui vous nourrit, faut tout recommencer à zéro, c’est épuisant... alors les têtes chercheuses ont tendance à différer le couperet sur leurs amours mortes, voyez ce pauvre Michel Onfray et ses circonvolutions pathétiques que même chez les progressistes, hé bien, deux décennies après la chute du Mur de Berlin ils ne savent plus trop quoi en faire du Michou —rester fidèle aux élucubrations de sa jeunesse perdue c’est humain, pas très épistémologique mais humain. Onfray, sois fort, le plus dur est devant toi. Tiens, Onfray, prends un cachou, c’est de bon cœur. Et relis Albert Camus, ça peut pas te faire de mal.
Nous constatons donc, ô amis de la poésie, que l’épistémologie et l’idéologie font très mauvais ménage, voire pas de ménage du tout, ou alors un sale ménage dont on consume les Giordano Bruno, même s’il ne faut pas oublier que l’on peut très facilement retomber dans les mêmes ornières en versant dans l’excès inverse, ce que l’on pourrait appeler “l’excès d’épistémologie”, assimilable à une forme d’idéologie idéaliste, puriste, désincarnée, socratique en somme —mais c’est pas non plus le propos, on verra p’t’être ça une autre fois, à moins que parmi vous se trouve un ou une volontaire pour s’y coller à ma place, je ne dirais pas non parce que c’est un peu casse-bonbon comme exercice qui rapporte que dalle, sans compter qu’on se retrouve illico noyé sous le flots de slogans de tous les camps tranchés.
L’épistémologie appliquée, non seulement c’est sain mais ça devrait être la règle en presque toutes circonstances, quand bien même ça flanquerait les populistes au chômage, voire à l’asile. Et même si ça confère souvent un aspect un peu bordélique à la vie sociale, on ne peut pas rêver mieux que l’épistémologie à portée de tous, le rêve de Diderot —le nombre d’épistémologues pratiquants au mètre carré situe le degré de maturité d’une civilisation, même si ça pose d’autres problèmes dont pour l’heure Cuba ou l’Arabie Saoudite sont, semble-t-il, à l’abri. Et en dépit de tous les reproches que l’on peut faire à notre vieil Occident, il faut bien reconnaître qu’au jour d’aujourd’hui, la sociale-démocratie européenne dans sa version actuelle est le régime existant qui a permis aux hommes de décrocher le plus de liberté en collectivité (ou, ce qui revient au même, de s’affranchir au mieux des croyances totalitaires dans tous les domaines, et donc de vivre le moins englué dans des superstitions à se coincer la bite dans un moulin à prière). En dépit de tous ses défauts, la sociale-démocratie européenne est donc au jour d’aujourd’hui le régime épistémologique par excellence, raccord avec la nature humaine, capable d’assurer une cohésion sociale minimum sans trop brimer les individus qui aspirent à ne pas trop l’être, brimés, et donc à ce titre un régime qui, au lieu de se voir conspué par des couinements au fachisme à chaque fois qu’un truc ne va pas, mérite d’être défendu et amélioré, suivez mon regard à étoiles jaunes sur fond bleu.
Dans un monde dirigé par Hitler, Trotski ou Ben Laden, au lieu de vous raconter tout ça je serais sûrement depuis un sacré moment en cours de rééducation dite ‘populaire’, ou à pourrir avec une balle dans la nuque au fond d’un trou qu’on m’aurait préalablement fait creuser avec les ongles, pour le Salut des Masses Opprimées —d’où l’émotion qui me saisit à chaque fois que je passe devant les cimetières de soldats Ryan près des plages de Normandie où qu’on va l’été tremper son cul de victime de l’impérialisme libéral, camarades.
***Publié par les diablotintines - Une Fille - Mika - Zal - uusulu