Magazine Humeur

La revolte des enfants du nil

Publié le 28 février 2011 par Hermas

Après dix-huit jours de manifestations, la jeunesse vient de tourner la longue page d’histoire confisquée par Moubarak. Le Raïs immobile a su épargner à son pays les guerres et les conflits qui déchirent le Moyen-Orient mais, figé dans son obsession sécuritaire, il ne l’a pas préparé à entrer dans l’avenir. Plus grave, crispé sur le pouvoir politique et économique, il s’est désintéressé du  champ social et culturel que les Frères musulmans ont eu beau jeu d’investir. Sous leur influence, on a assisté à la « réislamisation » de la société. Contrastant avec retour vers le passé le plus archaïque, les réseaux sociaux bruissaient en Egypte. Grâce à Facebook, le peuple a préparé la révolte.

Que celle-ci ait été initiée par la jeunesse n’est pas un hasard. Le peuple égyptien est, par nature, conservateur. Ce trait de caractère explique, plus encore que l’instauration d’un féroce régime policier, qu’il ait pu vivre, un demi siècle durant, sous la férule des dictateurs.

Aujourd’hui, sur le pays des pharaons, souffle le vent grisant de la liberté. Le peuple, qui n’en revient pas d’avoir osé, a recouvré sa dignité et sa fierté. Il a renoué avec la douce gaîté qui constitue le trait le plus marquant de son tempérament. De nouveau, les rires fusent et la parole se libère. Ce sont les blagues, prétendent d’aucuns, les noktas, qui ont chassé Moubarak « le jour du jugement dernier ». 

Toute révolution, on le sait, est un funambule qui, suspendu entre cimes et gouffres, risque à chaque instant de basculer. Qu’adviendra-t-il de celle-ci ?

Les acteurs de la révolution

La révolution est le fruit d’une longue gestation : le petit peuple, qui n’en pouvait plus d’être exploité, piétiné, méprisé, l’appelait de ses vœux ; la jeunesse l’a mise au monde. 

Les leaders de la révolte viennent des classes moyennes de la société égyptienne. Ils ont fait des études, dans des collèges étrangers le plus souvent, mais, malgré leurs diplômes, se trouvent sans emploi, sans logement, sans avenir. Le désir de liberté, le rejet de la corruption et des violences policières les ont poussés à descendre dans l’arène.

Leurs aspirations sont claires. Ils veulent la levée de l’état d’urgence, le changement de la constitution et l’organisation d’élections démocratiques.

Une misère multiforme

La révolution a vu le jour sous le poids conjugué du désir de modernité et d’une profonde crise sociale.

La misère est omniprésente en Egypte où la grande majorité de la population vit sous le seuil de la pauvreté. Beaucoup d’Egyptiens gagnent l’équivalent d’un euro cinquante par jour. Comment, avec si peu, survivre, c’est-à-dire d’abord se nourrir ? La viande à dix euros le kilo est interdite au peuple dont l’alimentation se compose, pour l’essentiel, de thé, de fèves et de pain. Les Egyptiens, connus pour leur humour, ont tout un lot d’histoires sur cette dernière denrée, de plus en plus coûteuse, de plus en plus légère, un peu de croute pour enfermer beaucoup de vent. La guerre du pain aura-t-elle lieu ?

Les mises en garde de l’armée contre les conséquences désastreuses de nouveaux mouvements sociaux restent vaines. Aujourd’hui le pays s’enfonce dans la grève générale pour réclamer des hausses de salaire et de meilleures conditions de vie. Qui saura le remettre au travail ?

Un système éducatif défaillant

Ici comme ailleurs, la pauvreté s’accompagne d’un fort taux d’analphabétisme : 40% des Egyptiens ne savent ni lire ni écrire. Comment les accompagner vers la démocratie, comment s’assurer que les responsables des bureaux de vote ne profiteront pas de leur handicap ?

Ceux qui eurent la chance d’être scolarisés sont à peine mieux lotis. De la maternelle à l’université, l’éducation repose sur la mémorisation, qui endort l’esprit critique. Sur ce point, le fait mérite d’être souligné, les institutions étatiques et musulmanes ont des avis parfaitement concordants. Il ne faut pas que les gens apprennent à réfléchir, ce serait trop dangereux !

Un vide politique abyssal

Je vous parle de révolution mais le terme, sans doute, est mal choisi. La révolution implique un projet alternatif, démocratique et solidaire, toutes choses introuvables sur les bords du Nil. C’est d’ailleurs le propre de la dictature que d’organiser le vide, un vide abyssal en Egypte. Qui saura porter le rêve de la place Tahrir ? 

Ni les communistes qui sont actuellement au plus bas, tout comme les Nassériens ; ni le Wafd, une plaisanterie dirigée par un milliardaire de l’industrie pharmaceutique ; ni encore telle ou telle personnalité, qui ne représente qu’elle-même: el-Baradei a joué et semble-t-il perdu, quand Amr Moussa, ancien ministre des Affaires Etrangères et président de la Ligue arabe occupe, pour combien de temps ?, le devant de la scène.

Il semblerait que l’on s’achemine vers un nouvel acte dans le combat, toujours recommencé, qui oppose l’armée aux Frères musulmans. 

Les ambigüités de l’armée

Les Egyptiens entretiennent des relations très ambigües avec leur armée qu’ils craignent autant qu’ils la respectent. Durant la révolution, celle-ci fit preuve de beaucoup de sang froid. Elle sut temporiser, ne pas réprimer la contestation et, l’heure venue, pousser Moubarak vers la sortie. Ce faisant, elle sauvait un régime qui lui garantit une place privilégiée et de confortables avantages matériels. Elle dit avoir entendu la jeunesse, mais jusqu’à quel point ? Rien ne se fera sans les militaires qui, pour imposer à la présidence une personnalité garante de leurs intérêts, disposent de tous les moyens

L’inconnu islamique 

Interdit comme parti politique, le mouvement des Frères musulmans, fondé en 1928, n’en constitue pas moins la première force d’opposition du pays. 

Certains, dont je suis, pensent que les Frères attendent que le fruit soit mûr pour le cueillir. D’autres soulignent qu’ils sont divisés entre une vieille garde conservatrice en perte de vitesse et des leaders plus jeunes qui trouvent leur modèle dans l’AKP turque. 

Peu importe la mise en scène, Moubarak a signé un impossible traité méphistophélique au terme duquel il fit de l’âme égyptienne le prix de son pouvoir temporel. Le tissu social du pays s’est alors déchiré entre une élite occidentalisée et corrompue et un peuple misérable et fanatisé. De la sorte, aujourd’hui c’est hommes contre femmes, tradition contre modernité, islam contre christianisme. 

Qu’est-il arrivé à l’Egypte de mon enfance, à cette terre qui cultivait avec tant de naturel la convivialité et le vivre ensemble ? 

En évoquant ces souvenirs d’un passé pas si lointain, je ne cède pas à la déploration convenue du bon vieux temps. Je cherche seulement à comprendre ce qui a pu endurcir le cœur des hommes, enfermer les communautés dans un entre-soi aussi étouffant que paranoïaque.

La citoyenneté pour tous  

Pourtant, en suivant à la télévision les derniers événements, j’ai vu se lever une autre Egypte. La révolution a, semble-t-il, balayé les clivages d’un autre temps pour unir, autour d’un même espoir, les contraires qui cohabitent au sein du pays. Peut-on y voir la naissance de la nation moderne, une et indivisible, qui garantirait à tous ses citoyens les mêmes droits ?.

Les coptes, qui sont partie prenante de la révolution, n’ont plus peur. Ils n’acceptent plus, et ils le crient haut et clair, d’être traités en citoyens de seconde zone discriminés sur les plans politique, économique, juridique et culturel. Ils refusent pareillement d’être considérés comme la minorité chrétienne du pays, cette notion n’étant que le dernier avatar de la dhimmitude, la version moderne de celle-ci. Egyptiens parmi les Egyptiens, ils demandent que l’ appartenance religieuse ne figure plus sur les cartes identité et que soit abrogé l’article 2 de la constitution qui fait de la charia islamique la source du droit. . 

Assimilée à tort à l’athéisme, la laïcité, « almaniyyah », effraie en Orient. Elle est pourtant la meilleure des protections contre l’instrumentalisation de la religion, son utilisation à des fins politiques ou économiques. Les musulmans réformistes, qui ont rédigé il y a peu un texte intitulé « Documents pour le renouvellement du discours religieux »*, en conviennent : la laïcité est juridiquement compatible avec l’Islam. 

L’Egypte nouvelle saura-t-elle conjuguer démocratie, citoyenneté et laïcité ?

Mgr Michel Chafik

Recteur de la Mission copte catholique de Paris

« Notre Dame d’Egypte »

* Version en ligne de la revue égyptienne « Yawm al-Sâbi » (Le Septième jour), le 24 janvier

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A chacun de mes séjours en Egypte, je constate avec effroi la progression de l’islamisation de la société. Dans les rues, les jupes courtes qui enchantaient les années 60-70 ont disparues, les têtes se sont couvertes, d’abord de hijabs colorés, ensuite de sombres niqabs. Les hommes ont laissé pousser leurs barbes et arborent avec fierté le bleu qui, sur leur front, témoigne de leur assiduité à la prière. Jusqu’au cœur du désert, les mosquées se sont multipliées, ainsi que le nombre des prêcheurs et des chaînes télévisées religieuses.

Dans un tel contexte, je me sens déplacé. Vous connaissez, n’est-ce pas ?, ces dessins dans lesquels il faut repérer l’élément insolite. « Cherchez l’erreur » dit la légende. Parce que chrétiens, je suis l’erreur dans mon pays natal. En ces jours de liesse populaire, je tairai les vexations, les discriminations, les crimes perpétrés contre les coptes.

Dans le café de mon père se retrouvaient avec un même plaisir coptes et musulmans. Mes compagnons de foot appartenaient indifféremment à l’une ou l’autre des deux communautés, seul importait l’efficacité du coup de pied. J’aimais aller à la mosquée voisine de notre maison pour me rafraîchir, m’y reposer et parler avec l’imam. Mes camarades musulmans appréciaient pareillement de passer un temps à l’église pour y contempler l’iconostase et y écouter nos mélopées. Avec nos amis musulmans, nous partagions le kaeke de Noël et celui du Ramadan et bien sûr nous allions les féliciter au retour du hajj. Je me souviens du petit chameau en cuivre qu’ils me rapportèrent de la Mecque et que j’emportais ensuite au séminaire. 

Si tel était le cas, Moubarak aurait gagné son pari : l’Islam, en Egypte, se serait largement dépolitisé. A supposer qu’il ne s’agisse pas d’un mirage, d’un de ces tours de passe-passe dont les Frères ont le secret, le prix à payer pour cette évolution est exorbitant. Le tissu social de l’Egypte n’y a pas résisté. Aujourd’hui, c’est hommes contre femmes, villes contre campagnes, jeunes contre vieux, riches contre pauvres, tradition contre modernité, islam contre christianisme.


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