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(5) Le gage

Publié le 03 mars 2011 par Luisagallerini
(5) Le gage

À la tombée de la nuit, je retrouvai Madame Gallerini. Son oncle l'ayant à nouveau laissée sous ma garde pour jouer aux échecs - je prie le ciel pour qu'il en soit ainsi tous les soirs ! -, elle installa une chaise en paille près de mon pliant. Elle regardait le Nil rougir, la tête légèrement inclinée de mon côté, quand je me tournai vers elle pour lui parler du papyrus. Mais à ce moment-là, elle enfouit ses yeux si profondément en moi que je restai muette, désemparée. Ses pupilles avaient pris la couleur rouge sang du Nil. Je n'esquissai pas un geste, suspendue à ses yeux. Aucun mot ne franchit ses lèvres entrouvertes, seul son souffle précipité parvenait jusqu'à moi. Nous étions beaucoup trop proches mais ses grands yeux pâles, qu'une obscure tristesse adoucissait, me gardaient captive. Plusieurs secondes s'écoulèrent ainsi, puis le soleil se noya dans les eaux noires du fleuve. Elle effleura ma main - était-ce par maladresse ? -, sa paume était chaude et sa peau d'une douceur inouïe. Interdite, je fermai les yeux quelques secondes.

Quand elle rompit le silence en s'enquérant de mes projets pour la journée à venir, je saisis l'occasion pour lui relater le singulier récit du papyrus. Les sourcils froncés, elle me confia avoir déjà entendu cette histoire avant de me demander d'où je la tenais. Bien sûr, je ne pouvais pas lui révéler l'existence du papyrus, Monsieur Fraysse voyageant en Égypte pour des raisons de santé. Je dissimulai donc mes sources, ce qui ne fut pas tâche aisée tant le sentiment de la tromper me fut détestable. Pourtant, rompue aux mensonges par la force des choses - vivre sous une apparence masculine étant de loin le plus grand de mes artifices ! -, je lui répondis sans m'émouvoir que l'un des drogmans qui m'avaient accompagnée au Caire m'avait raconté cette histoire sans m'en donner l'origine, qu'elle m'avait fort intriguée et que j'y repensais parfois. Elle réfléchit longuement, puis son visage s'illumina. Si elle me donnait la réponse, je lui devrais un gage. Un sourire malicieux fendit ses joues en deux charmantes fossettes, m'offrant au clair de lune une facette de la Vénus d'Arles que je n'aurais jamais imaginée en contemplant son austère effigie en marbre. Prise au dépourvu, j'accédai à sa demande. À mon grand désarroi, même en y réfléchissant après coup, je ne sais pas si ma réponse fut le fruit d'une curiosité purement intellectuelle ou de la perspective du gage qu'elle orchestrerait. Je décidai toutefois de me soumettre à ses caprices en échange de ses lumières.

Lorsqu'elle éloigna son visage du mien, je me sentis libérée d'une incroyable emprise. Son oncle arriva sur le pont à cet instant précis. Elle se leva aussitôt et je tressaillis aux gémissements de la paille qui se mêlèrent aux plaintes lugubres des cordages. Par chance, le diplomate anglais, que le whisky faisait tituber de la rampe aux mâts, ne venait pas chercher sa nièce. Il venait me supplier de veiller sur elle encore deux petites heures. Bénissant intérieurement la Fortune - j'aimais de plus en plus notre dahabia ! -, je m'empressai d'accepter. Monsieur Archer, qu'un sentiment de devoir accompli envahit aussitôt, nous quitta en vacillant. Dès qu'il eut disparu dans l'escalier, Madame Gallerini s'absenta en me promettant de revenir au plus vite. Elle devait consulter un livre dans sa cabine, cela ne lui prendrait que quelques minutes.

En attendant son retour, je parcourus le pont de long en large, en proie aux pires tourments. Si je me reprochais de l'avoir laissée seule regagner sa cabine, alors que je m'étais engagée auprès de son oncle à veiller sur elle, ce n'était pas là ma préoccupation principale. Au fond de moi, j'étais effrayée par la fascination qu'elle exerçait sur moi. Je ne pouvais pas ignorer cette force inconnue qui, jour après jour, prenait possession de moi. Si, les premiers temps, j'avais mis ce sentiment sur le compte de son exceptionnelle beauté, je n'étais plus si sûre, à présent, qu'il ne s'agît que de cela. D'autant qu'en son absence, je souffrais d'un manque indéniable, comparable à la douleur que j'avais éprouvée, enfant, lorsque j'avais été séparée de mon père pour aller au pensionnat.

La Vénus d'Arles trouvera-t-elle la réponse ? Suite au prochain épisode !

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