Un doux allumé

Publié le 02 mars 2011 par Jlk


À propos de Circulations, de Matthias Zschokke. Après Maurice à la poule, Prix Femina 2009, l'écrivain signe une quarantaine de séquences voyageuses. 

Matthias Zschokke, Bernois de Berlin, est un rêveur solitaire des plus singuliers. Dans son dernier livre, recueil d’une quarantaine d’évocations de coins et de recoins de notre drôle de monde, le regard de ce «piéton de l’air» sans bagages se signale par une acuité vive qu’enveloppe une sorte de douceur sidérée. Comme une stupéfaction d’enfant demeuré, qui se rappelle avoir presque fait dans sa culotte «d’enthousiasme» en écoutant, petit, son parrain chanteur interpréter des Lieder romantiques. Et voilà que ça le reprend en des lieux souvent inattendus, comme la rue arabe d’Amman en Jordanie où tout l’épate et le ravit assez inexplicablement. Ou c’est à New York, dont la profusion et l’énergie lui inspire de sidérantes observations.
Ou c’est ce plongeon hivernal libérateur, «comme en Sibérie», aux bains des Pâquis de Genève où il se sent absolument étranger au milieu des hommes d’affaires et des bonnes d’enfants kirghizes – «le tout n’étant qu’une immense catastrophe urbanistique, un mélange de Boston, de Nice et de Rapperswil»…


Un «ahuri sublime»
Dès la parution de son premier livre, paru en 1988 sous le titre de Max, Matthias Zschokke campa la figure d’un «ahuri sublime» le rapprochant de l’écrivain «culte» Robert Walser (1878-1956), autre Bernois qui traîna lui aussi ses guêtres entre Berlin, Vienne et Bienne, avant de finir sa vie dans le «modeste coin» d’un asile psychiatrique. Comme celui de Walser, l’univers de Zschokke est celui d’un individualiste décalé, dont l’esprit critique vif se distingue nettement des positions idéologiques plus ou moins doctrinaires ou partisanes de sa génération.
Si les pièces de théâtre du dramaturge, telles L’heure bleue ou la nuit des pirates et L’ami riche (beau souvenir d’une représentation à Kléber-Méleau), étaient bel et bien marquées par l’esprit libertaire de 68, c’est dans un registre plus poétique et personnel que cet écrivain a développé son œuvre travaillée par le décentrage.

Malice et mélancolie
Pas vraiment romancier ou «storyteller», comme l’auteur à succès Martin Suter, Matthias Zschokke fonde son originalité sur sa perception très pénétrante et presque «panique» du monde, et sur son humour de défense souvent irrésistible, très différent cependant de celui d’un Hugo Loetscher. Une fois encore, c’est dans le sillage d’un Robert Walser que l’écrivain a développé sa propre vision du monde qu’on pourrait dire «postmoderne» sans aucune connotation de mode ou de posture. En ont témoigné deux romans aussi singuliers l’un que l’autre: Bonheur flottant (2002) et Maurice à la poule (2009), également marqués par le mélange d’humour pince-sans-rire et de mélancolie qui fait le charme de cet auteur dont le dernier livre déploie encore plus librement la très étonnante lecture du monde..

Avec un grain de sel

« Et vous, que faites-vous de votre vie mystérieuse, unique, qui n’a pas de prix ?», nous lance Matthias Zschokke au détour d’une page de Circulations, à New York où «chaque endroit se réinvente en permanence» et qui lui inspire des constats ahurissants qu’aucun guide touristique n’avait prévu. Rien en effet chez l’écrivain de sentencieux ou de pédant, mais un humour parfois loufoque et une curiosité qui se nourrit de mille expériences et détails insolites: une nuit au cinq étoiles Baur au Lac de Zurich, un week-end à Grenchen où se tient un championnat du bras de fer, une soirée à Budapest au paradis de l’opérette kitsch, un aperçu de la cuisine alsacienne ou des Thermes de Caracalla de Baden-Baden, entre autres exultations (les gens d’Amman) et déconvenues comiques: le Jourdain de la Bible aux airs de ruisseau minable
Bref, le sentiment qui se dégage de ce livre, à savourer lentement, et qui demande attention et participation du lecteur, est que tout nous fait signe du monde qui nous entoure, et que tout peut faire sens. Avec un grain de sel...

Matthias Zschokke. Circulations. Traduit de l'allemand par Patricia Zurcher. Zoé, 269p...