Un voyage dans le voyage

Publié le 04 mars 2011 par Jlk

Lecture de rando. Découverte des Chroniques de l'Occident nomade d'Aude Seigne. Des  aléas de l'écriture en compartiment ferroviaire connecté, et de la décision d'y renoncer...

Dans l’Intercity de Winterthour, ce 4 mars à midi. – J’avais besoin de partir ce matin, afin de lire et d’écrire en changeant de point de vue, mais j’hésitais sur la destination, finalement choisie en fonction de l’appareillage des trains en matière de connexion à l’Internet, parfaite sur l’Intercity de Lausanne à Saint-Gall, qui va donc m’amener à Winterthour où je profiterai de voir un peu de bonne peinture. Pour l’instant, cependant, c’est à lire les Chroniques de l’Occident nomade que je vais me consacrer dans mon petit scriptorium ferroviaire où je suis seul et bien concentré tandis que défile le terne paysage du plateau suisse en hibernation.
C’est une fois de plus un voyage dans le voyage que j’amorce donc en me rappelant ma virée récente en Toscane où je lisais Voyage en Italie de Guido Ceronetti dans ma carrée de voyageur de commerce de Chiusi, surplombant la piazza Dante, en attendant de rencontrer le Maestro le lendemain, avec ma chère amie la Professorella ; et en fin de soirée, après un risotto à la moelle à la Punta voisine, je me saoulai d’imbécillité télévisuelle sur Rai Uno…

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Le petit livre d’Aude Seigne est un régal de chaque phrase. Il y a là, immédiatement, un regard et une plume, un rythme et une façon de moduler la phrase, brève et nécessaire à tout coup, qui me touche presque physiquement. C’est épatant.
Or ça commence par un bon commencement : «Comment cela a-t-il commencé au juste ? Pourquoi ce mouvement tout à coup, ces ailleurs, ces hommes ? Est-ce que j’écris sur les voyages ? Est-ce que j’écris sur l’amour ? Difficile à dire. Au début, je vois un ferry qui arrive en Grèce un matin de juillet. J’ai 15 ans. Je me couche un soir sur le pont à Brindisi. J’ai 15 ans. Je vois mes compagnons de voyage dérouler un fin matelas de camping sur le pont crasseux. Il n’y a pas un mètre carré de libre, il faut enjamber ces îles humaines comme on traverserait une rivière au lit peu marqué. J’entends d’ici la réaction petite bourgeoise qui crie en moi. Mais on ne va pas dormir ici quand même ? Je me réveille plus tôt que je ne le fais jamais par moi-même parce que j’étouffe de chaleur. Il à peine 7 heures mais le soleil semble déjà se diriger vers nous de tous les horizons à la fois. »
Voilà, me dis-je subito : voilà un écrivain. Et tout me le confirme au fur et à mesure des pages tournées: voilà un nouvel écrivain de trempe. Cette Aude a la papatte : cela saute aux yeux. Mais il n’y a pas que ça : ses récits, moins ciselés que ceux de Bouvier, mais qui font souvent allusion à celui-ci, et qui en partagent le sens des mots et le bonheur, la juste saisie des choses et des situations, et l’art de les restituer dans une coulée tressée, si j’ose dire, sont déjà d’une rare maîtrise et d’une étonnante densité. En lisant ce qu’elle raconte de la Grèce, et de l’île d’Ios plus précisément, je me retrouve sur la même île à son âge, en tendre trio dans le vent du soir aux tables de la plus haute terrasse, à boire de la retsina avant de rejoindre le fruste palace de la vieille Maria nous logeant dans sa propre chambre à coucher au grand lit de bois solennel et nous ramenant le matin des figues de Barbarie de son lointain jardinet - et cette façon, de la jeune Aude, de mêler ses pérégrinations et ses amours, lieux et caresses, douceur et douleurs, me touche par sa sincérité et m’épate par son impudique pudeur et sa délicatesse, me rappelant tant de choses vécues dans notre propre intimité de jeunes gens simples et compliqués...
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Mon idée était aussi de faire escale aujourd’hui à la vieille piscine municipale de Zurich pour y parcourir une vingtaine de bassins, mais des clous: je tombe sur une installation à la Christo, la Hallenbad disparaissant sous une espèce de fin filet à travers lequel on entrevoit une foule d’ouvriers en pleins travaux de réfection qui me font enrager tant j’exècre tout le rénové propre-en-ordre qui sévit dans ce foutu pays et que je retrouve évidemment, peu après, sur le dallage accablant de la Bahnhofstrasse - l’avenue la plus chère du monde dit-on – où je croise plus d’homme d’affaires qu’il n’y en a dans le désert de Lybie et que symbolisent, pénétrant dans un énorme 4x4 argenté, ce colosse basané à gueule de parrain levantin en costar anthracite et chemise indigo, flanqué d’un garde du corps non moins écrasant de dégaine mais sans un gramme de lard, à mâchoire de tueur, chemise mauve et gourmette de mac. Puis à mes yeux pire que ceux-là : les essaims de banquiers sans visages de tous grades qui se pressent le long des vitrines accablées de grandes marques. 
Sur quoi me voici réfugié dans un bar louche du Niederdorf, quartier jadis mal famé qui lui aussi a bien changé, à lire Aude Seigne le front coloré par les lueurs mouvantes d’un grand aquarium, Aude qui évoque les dimanches du voyage.

Alors le dimanche d’Aude de  me rappeler mon dimanche de l’autre semaine à Chiusi, Toscane, quand, après avoir marché dans la rue absolument vide, j’ai débouché sur cette usine de brique couleur brique, démolie et belle en somme comme un dimanche matin de messe ou de lendemain d'amour.
Donc Aude Seigne écrit : « Arriver dans une nouvelle ville un dimanche, c’est en quelque sorte voir la ville comme un fantôme, la contempler dans sa nudité, son dépouillement, comme on traverserait un décor de cinéma avant que les acteurs y jouent, Là aussi la récurrence fait son travail signifiant. Je suis arrivée à Kiev, à Eger, à Trieste des dimanches. Toujours cette même peur un peu vaine, la respiration retenue. L’impression d’ête tout entière un œil écarquillé. La sensation de ne pas être encore là, et qu’on sera miraculeusement là quand le lundi commencera. L’illusion si forte que chaque geste, même accompli pour la première fois, pourrait être une habitude. Un dimanche matin dans les rues d’Urbino. Pourquoi étais-je venue à Urbino ? Pour une raison obscure »…

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Et pourquoi ne suis-je jamais allé à Urbino, alors que ce seul nom m’attirait, également avivé par le souvenir de la Vénus d’Urbino qu’évoque Aude en précisant que ce seul nom suggère, et pas qu’à cause du Titien, « trop de douceur pour ne pas faire de cette ville un ni de merveilles inconnues ».
Aude Seigne circule dans l’espace et le temps avec une grâce que n’a pas tout à fait Matthias Zschokke dans ses Circulations, mais ce dernier livre marque un peu plus, me semble-t-il, que celui de la jeune voyageuse, par ce qu’on pourrait dire sa tonne, sa résonance physique et psychique, son épaisseur sourde et parfois lourde, inimaginable évidemment chez une pérégrine de vingt ou trente ans.
Mais l’incision verbale d’Aude, la relation extraordinairement vive et précise, sensible et sensuelle qu’elle entretient avec le langage et chaque mot, dans notre langue et pas dans une langue traduite, laisse attendre énormément de ce nouvel écrivain, qui nous donne déjà de merveilleuses pages d’une prose sans pareille même si elle évoque à la fois Bouvier et Charles-Albert Cingria. Les poissons exotiques auxquels j’explique cela par mimiques sont eux aussi médusés.
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On trouve à Winterhour une auberge dans laquelle il est possible de commander une cinquantaine de variantes de röstis, ces galettes de pommes de terre aplaties qui caractérisent la Suisse alémanique au point qu’on parle d’un «rideau de röstis», prononcer « reuchtis », pour désigner le fossé (croissant à vrai dire) séparant la Suisse allemande de la Suisse romande. Mais cette fois, non : point de röstis, merci, car ce soir les Alémaniques, que mon ami le cinéaste Richard Dindo appelle les Alémaniaques, m’énervent.
Après l’épisode frustrant de Zurich, et pestant de ne plus pouvoir connecter mon laptop  dans le train, j’arrive en effet trop tard à Winterhour pour monter au Römerholz, fabuleuse collection de peinture des hauts forestiers de la ville, pour y voir tranquillement la grand expo consacrée à Camille Corot, peintre que j’aime entre tous, autant que Titien, plus peut-être que Titien. C'est ainsi que jeme suis replié, avec Aude, dans un restau italien à l’enseigne du Molino, où je me canonne au Canonnau sicilien avant de commander un risotto à la rucola, tout en devisant au téléphone avec Michel Boujut qui se dit content de mon portrait de lui, dans 24Heures, et avec lequel nous parlons un bon moment des raisons de ne pas désespérer de ce fichu monde ; il est en outre en train de lire L’Enfant prodigue et me dit y trouver des souvenirs communs, du Lausanne des années 60, et du coup je me rappelle les cinémas qu’il a dû fréquenter alors, le Bio où se massait toute une bruyante jeunesse avide de westerns, le Colisée où j’étais placeur et où j’ai donc vu Juliette de esprits 33 fois, le Bourg où nous avons vu Cendres et diamants de Wajda et tant de chefs d’œuvre dits « d’art et d’essai », j’en passe pour revenir à Aude qui débarque maintenant à Cracovie, me rappelant du coup le Café Florianska et le cabaret souterrain de la grande place…
Aude avait vingt ans et des poussières quand elle a visité Auschwitz, avec le même sentiment de gêne, que j’ai éprouvé à mes vingt ans, à l’idée qu’on « doit » le faire et la même impression d’accablement physique et métapsychique, sans doute aussi métaphysique, nous venant à constater que ces baraques, ces visages défilant sur les murs, ces tas de cheveux ou de prothèses, ce ciel en dessus, ces visiteurs, ce silence, ce bruit, ces saucisses grillées, tout ça fait partie de notre putain d’espèce. Je dois avoir quarante ans de plus qu’Aude, p’tain elle pourrait presque être ma petite-fille, et la voilà qui affirme qu’elle a eu « une véritable histoire d’amour avec Cracovie » où je me revois sur les traces de Witkiewicz et de Czapski en diverses compagnies amoureuses ou amies…
Aude Seigne écrit donc ceci : « À Cracovie, j’étais arrivée à l’aube. J’avais marché une heure dans des rues froides, grises et brumeuses, c’est-à-dire parfaites car c’était exactement ainsi que je m’imaginais une ville polonaise. Plusieurs heure splus tard, lorsque je connaissais déjà la ville à vide, une boulangerioe bénie servait des pâtisseries feuilletées en forme d’étoile de David. J’avais marché tout le dimanche, j’avais connu une véritable hustoire d’amour avec Cracovie vide, grise et froide tout un dimanche. J’étais entrée dans cette librairie d’occasion comme un point d’éternité. La vie superbe. L’instant était là, parfait, uni, tremblant ».
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Dans l’Intercity du retour, en fin de soirée, j’ai constaté que mon laptop se bloquait dépidément à chaque fois que j’essayais de rétablir ma connexion avec la galaxie internautique, mais tout en pestant, achevant en outre la lecture des Chroniques de l'Occident nomade, j’ai commencé de prêter l’oreille à la conversation de trois invisibles voisins, dans le compartiment d’à côté : un Japonais d’une vingtaine d’années, un Inca un peu plus âgé que j’avais déjà remarqué pour son magnifique profil, quand ils étaient arrivés, et un troisième lascar de type indéterminé mais parlant le français avec un accent peut-être espagnol.
Or celui-ci, durant une longue séquence entrecoupée d’éclats de rire, m’a beaucoup intéressé et amusé par sa façon d’essayer d’expliquer ce que signifie, en français, l’expression rire jaune. Du coup je me suis dit : stupide qui écrit dans le train, alors que c’est écouter qu’il faut, regarder tes semblables, capter comme le font Bouvier et Vernet à journée faite ou la jeune Aude qui te donne une belle leçon page 73 de son livre: « Comment aller à la rencontre de l’autre ? C’est la question de l’amour, de l’amitié, c’est aussi la question des voyages. Et parfois la réponse est décevante. »
Elle est alors à Jasalmer, Rajasthan, et elle constate que les jeunes gens qu’il y a là la voient comme une créature sexy de MTV, s’étonnant qu’elle ne soit pas habillée comme une fille de pub occidentale. «Ce qu’ils ne savent pas, c’est que ces images sont aussi irréelles pour nous que pour eux », commente-t-elle alors en évoquant les images d’un Occident trop affriolant. Puis elle raconte sa nuit dans le désert avec le jeune Moka qui vient de se marier mais ne voit sa femme qu’un mois par an, un collègue de celui-ci et son amie Helen qui lui murmure qu’elles sont tout de même inconscientes de se promener ainsi en plein désert avec deux inconnus. Alors Aude d’invoquer le « rapport humain pur» avant de rapporter une amicale conversation nocturne où le « rire jaune » n’est pas de mise…

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Enfin ma décision solennelle est prise : je n’écrirai plus dans les compartiments connectés des trains suisses. Je vais m’en tenir à mes carnets comme lorsque j’avais l’âge d’Aude Seigne. Tout à l’heure je vais balancer cette relation d’un voyage dans l’autre sur mon blog, puis sur Facebook. Depuis hier Aude Seigne est mon « amie » sur Facebook, numéro 1499. Je vais m’efforcer de limiter le nombre de mes amis à ce chiffre. 1500 amis est un peu excessif. Pas crédible, me semble-t-il. Non : 1499 me semble plus juste. Et j’aime bien que la jeune Aude soit la gardienne de ce seuil…


Aude Seigne. Chroniques de l’Occident nomade. Editions paulette, 132p.