Il était devenu comme un meilleur ami. Qui avait foi en moi. Et qui me rendait forte. Invulnérable. C’était comme un pouvoir. Une toute puissance illusoire. Imaginaire. Comme un double de moi. Un clone. Qui s’emparait de ma vie. Mes pensées. Mes paroles. Et qui se faisait passer pour moi. Prenait ma place. Subrepticement. Comme une jumelle. Quelque chose qui me ressemblait tellement… tant et si bien qu’un jour, ils l’ont cru. Lui. Et pas moi. Ils l’ont pris pour moi. Et ils ne m’ont plus vue. Plus jamais reconnue.
Il m’avait possédée. Eclipsée. Il allait diriger ma vie. Générer des interférences entre moi. Et mes identités. Mes rôles. De fille. De femme. De mère. On avait gagné. Lui et moi. Réussi. A leurs échapper. Ne jamais leurs appartenir. Complètement.
Mon secret…
C’était tout ce que j’avais pour exister encore. Ne pas mourir. Pourtant, aujourd’hui, je vais le tuer. Je vais tuer celui qui m’a sauvé la vie. Ma prison. Ma folie. Tout te livrer. Pour me délivrer. Comprendre. Pourquoi j’ai cru que le temps n’avait jamais passé. Depuis. Alors qu’il m’avait juste échappé. Pourquoi j’ai cru que c’était à cause de moi… tout ça. Et que si les gens m’aimaient, ils risquaient d’en mourir. Tellement j’étais dangereuse.
Je sais pas qui j’aurais du être. Sans lui. Mais je veux savoir qui je serai. Qui je vais devenir. Après. Moi. Toute seule.
Moi.
Et seulement moi.
J’ai 19 ans. Je le connais depuis que je suis toute petite. Il a la quarantaine. C’est un très bel homme. Il le sait. Il en joue. Il est grand. Brun. Il a de beaux yeux bleus. Un regard outre mer. Beaucoup de classe. Des goûts très raffinés. Il me fascine depuis toujours. Sa culture. Son humour. Sa finesse d’esprit. Je me souviens que toute petite déjà, je voulais me marier avec… Il en est à son deuxième divorce. Je connais ses deux ex femmes. Tous ses enfants. Dans la famille, il est très apprécié de la gente féminine. Il s’est d’jà envoyé une bonne partie de mes tantes. Belles tantes. Demi-tantes. Et tout ce qui porte jupe. Il a une réputation sulfureuse. De tombeur. D’alcoolique. Mais j’ai confiance. A deux cents pour cent.
J’ai 19 ans. Je suis toujours au bahut. Mais c’est les grandes vacances. Je vais travailler tout le mois de juillet. Sur Paris. C’est lui qui m’a trouvé ce taf. Alors il m’héberge. Pour que je sois moins loin. C’est pas la première fois que je vais chez lui. Avant, c’était chez ma tante. Et son mari. Mon cousin. Ma cousine. Il leurs louait. C’est un très beau triplex. Avec vue sur la tour Eiffel. Depuis son divorce, il a réintégré les lieux.
Quand il m’accueille, j’ai un peu d’avance. Il a l’air agacé. Mais content de me voir. Il nous prépare un repas japonais. Me dit-il fièrement. Mais rien n’est prêt. Il adore les pays Asiatiques. Les voyages. Mais il n’en fait que pour faire des affaires. Ca le frustre. Pendant qu’il termine les préparatifs, je m’installe dans le salon qui jouxte la cuisine dans laquelle il s’affaire. Il m’a offert un apéro. Un truc très fort qui vient de Tokyo. Et qu’il faut boire cussec. Ce qu’il fait. Trois fois d’affilée. Avant de me faire faux bond. Bouteille à la main. Je sais qu’il descend une bouteille de Whisky par jour. Sans compter les bières. Mais je m’en fous. Il tient trop bien l’alcool. N’est jamais saoul. N’a jamais l’air bourré. C’est un alcoolique chic. Comme on dit.
Ca fait drôle de le voir tout seul. Sans sa femme. Et sans ses enfants. Y’a pas de vie dans l’appartement. C’est lugubre. Ca raisonne quand on parle. Y’a de l’écho. De la réverb. Alors je lui demande de mettre de la musique. Il met Baccara. Un groupe de disco des années 70. A part la grande musique classique, il n’aime que le disco. Et les chanteurs à textes. Il n’aime pas Michael Jackson.
Pendant le repas, je lui raconte des tas de trucs. Que je vais bientôt me marier avec mon nouveau copain. Que non ! Pas comme d’habitude. Que cette fois c’est le bon. Et que j’en suis sûre. Je lui parle de ma vie au bahut. A la maison. De ma vie d’ado. Comment ça se passe. Mes projets. Tout ça. Avoir une belle vie. Toute simple. Avec mon prince charmant. Un travail qui me plait. Voyager. Acheter une maison sur Paris. Une résidence secondaire au bord de la mer. Avec quelques chevaux. Une cheminée. Des murs en pierre. Une petite piscine. Adopter un chien. Avoir des enfants. Etre immortelle quoi. Et toujours belle et jeune… Pendant qu’il boit mes paroles aussi vite que les verres qu’il se sert, il mange peu. Mais me pose beaucoup de questions. Sur mon vocabulaire. Les expressions que j’emploie. Mes préoccupations. La mode. Les sorties entre potes. La défonce. Les boums. Tout ce qui m’intéresse quoi. Et puis il cherche aussi à savoir ce qui m’interpelle. A part tout ça. De plus profond. De moins superficiel. Si j’ai une passion quoi. Mais moi ma passion, c’est l’amour. Depuis toujours. Il ricane. Me conseille de redescendre sur terre. De sortir de mes contes de fée. De voir un peu plus loin que le bout de mon nez. Il me demande si j’ai conscience du monde dans lequel on vit ? Si je suis au courant que c’est « marche ou crève ». Sans trêve. Et que y’a pas de place pour le rêve ?!… Mais j’ai que 19 ans. J’ai le temps !… Et pis j’ai pas envie. Contrarié, il enchaîne sur les guerres. De ce que les hommes sont capables de faire. Du monde qui tourne à l’envers. De toute cette mascarade. L’ignominie humaine. Il a l’air en colère. D’en vouloir à la terre entière. Ca passe du coq à l’âne. C’est confus. Il s’enflamme. Et puis il se calme. Me promet de se ressaisir. Mais repart de plus belle. J’arrive plus à savoir s’il dit vrai. S’il divague. Ce qui lui faire peur comme ça. Les bombes. Atomiques. Anatomiques. Analogiques. Biologique. Bactériologiques. Chimiques. Informatiques ?!… Non. J’ai jamais entendu parler de tous ça moi !… Je sais même pas si je dois le croire ? J’ai que 19 ans. Je sens bien qu’il veut me prévenir d’un danger imminent. Mais lequel ? Il m’en veut de pas savoir. De pas comprendre. Il m’en veut d’être aussi naïve. Aussi crédule. Aussi ignarde. Il m’en veut d’avoir 19 ans. Des rêves. De croire encore que Dieu c’est les gens. La vie, un long fleuve tranquille. Alors il m’amène à l’étage. Il ouvre un grand placard. Et en sort un sac dans lequel il y a un réchaud à gaz. Une couverture de survie. Une lampe torche. Une boite de première urgence. Un peu de quincaillerie. Et il me dit qu’il va partir. Qu’en cas de troisième guerre mondiale, il a tout prévu. J’ai envie de lui dire qu’il ira pas loin avec ça. Mais je me retiens. Je fais semblant de comprendre. Pour pas qu’il se vénèr. Il le sent. Et rit. Ironiquement. Pour que je le sache. Je comprends alors surtout qu’il est fou. Parano. Sans y croire vraiment. Mais au lieu de lui demander où il compte aller, ailleurs que sur le terre en cas de guerre, ma bouche en décide autrement. Et à la place, le traite de tous les noms. De sal égoïste. De pire des lâches. Je lui demande s’il a pensé à ses enfants ? A ses parents ? A ses deux sœurs ? Je lui balance tout. Les pires trucs. Comme quoi je comprends ses femmes. Qu’elles l’aient quitté. Ses mômes qui viennent pas le voir. Sa vie. Agendatisée. Planifiée. Listée. Compartimentée. Je lui dis qu’il finira tout seul. J’ai jamais parlé comme ça à personne. Encore moins à un adulte. Mais il me fait pas peur. Pas encore. Pas assez. C'’est quand je réalise qu’à la main, il n’a plus son sac de survie, mais un fusil, que je suis saisie d’une torpeur qui me laisse tétanique. Et muette. Je sais qu’il ne va pas me tuer. Mais ça fait comme un flash dans ma tête. Une image furtive que j’arrive pas à saisir. Un peu comme le souvenir d’un rêve. D’un cauchemar. Une sensation de déjà vécu. Que t’arrives pas à attraper. A comprendre. Ni à expliquer. Je sais qu’un jour, il se tuera. Avec.
J’ai 19 ans. C’est la première fois que je vois une arme à feu en vrai. C’est un 22 long riffle. Me dit-il. Il l’a acheté la veille de l’interdiction de vente. M’explique t-il. Comme pour me conforter dans mes prémonitions. Et puis soigneusement, il remet l’arme en place. A côté de l’option « survie ». Il referme le placard. Et s’effondre. En larmes. Ses sanglots sont profonds. Viennent de loin. Ca s’entend. Ca fait comme des hurlements de chien. Ou De loup. Par moments. Comme des bruits de bête déchiquetée. Déchirée. Intérieurement. Mais qui sortent pas de lui. Qui restent enfermés dans son corps. Et qui le dévorent. Comme un Alien qu’aurait du lui transpercer le ventre. Depuis longtemps.
J’ai 19 ans. C’est la première fois que je vois un homme pleurer. Qu’est ce que je dois faire ? Me sauver en courant ? En douce ? Appeler ma mère ? Les pompiers ? La police ? Un voisin ? Le prendre dans mes bras ? Je voudrais le réconforter. Mais j’y arrive pas. Je suis paralysée. Torpeurisée. Comme plus là. Je suis quelqu’un d’autre. Une héroïne de film. Courageuse. Téméraire. Allez. C’est pas le moment de faire de la figuration. C’est le rôle de ma vie. De la sienne. A moi de jouer. De jouer juste. Et tout va bien finir. Comme dans les films américains. Je voudrais être gentille avec lui. Le rassurer. Lui dire les mots que j’ai dans le cœur. Mais chaque fois, ma bouche change d’idée. Et au lieu de l’apaiser, elle l’insulte. C’est comme si j’oubliais mon texte. Comme si je parlais. Une langue étrangère. J’ai conscience que ma vie bascule. Que quelque chose va arriver. Se passer. Que rien ne sera plus jamais comme avant. Mais je veux pas qu’il voit. Que j’ai peur qu’il ait peur. Garder mon self contrôle. Mon sang froid. Lui faire croire que je suis super forte. C’est pire que le jour où je me suis retrouvée en prison. Quand j’avais huit ans. Et que j’ai cru que ma mère viendrait jamais me chercher. o_0
Ah bon ? Je t’avais jamais dit, ça : que j’avais fait de la prison ? Avec ma sœur ? Quand j’avais huit ans ? On était restée… chépa moi… Au moins trois jours. Ou trois heures. Je me rappelle plus. Je me souviens juste que c’était long. Très long. Même si les flics étaient gentils. Même quand ils faisaient semblant d’être méchants. Parce que c’est pas bien de voler. Je le savais. Mais je croyais que c’était gratuit, l’argent. Moi. Quand j’avais huit ans. Alors j’avais pris un billet de 500 Francs à ma mère. Un qui venait de sortir du mur. Et avec, j’avais acheté des tas d’affaires d’école. Des trucs tout neufs. Pour moi et ma sœur. Et pis des vrais biberons aussi. Pour des vrais bébés. Dans une vraie pharmacie. Pour nos poupées. Parce que dans les dinettes, ils étaient petits. Les biberons. Mais ma mère s’était aperçue de la supercherie. Et vu qu’elle était prof dans l’école à côté du commissariat, les flics, c’était ses potes. Alors elle nous avait livrées. Amenées là bas. Ma sœur et moi. Et on s’était retrouvées derrière les barreaux. En gardav. Si tu préfères. Si si j’te jure. Rachida Dati, c’est Mary Poppins. A coté de ma mère. Avec son concept de prison à 13 ans. Et pourtant ma mère était de gauche. Déjà. A l’époque !… Des relents de mai 68., je suppose. De cette espèce d’hypocrisie toute particulière relative aux peace and lovers. Les babas qui revendiquaient la coolitude. Côté public. Mais pratiquaient la dictature. Côté privé. Ces gauchistes en trompe l’œil qui cachaient leur âme de tyran derrière des grandes apparences. Des grandes allures. Des grandes théories sur l’éducation libérale. Les bienfaits du dialogue. Et qui dénigraient tout. Et tout le monde. Les petites gens. Comme les bourgeois. Méprisaient la misère culturelle de ceux qui n’avait pas accès à la culture. La pauvreté d’esprit qu’ils ne voyaient que chez les autres. Enfin du grand n’importe quoi. L’hôpital quoi. Qui se fout de la charité. Bref… J’avais donc attendu ma mère. Comme jamais. Ou comme toujours. Chépa. Ce jour là. Mais ce soir, personne n’allait venir…
Ne plus entendre sa tête qu’il cogne frénétiquement. Qu’il arrête. Ou qu’il l’éclate. Une bonne fois pour toute. Il dit qu’il se dégoute. Que sa vie est un vrai désastre. Qu’il est vieux. Qu’il est moche. Qu’il a un cancer. Une tumeur au cerveau. Il dit qu’il a peur. De la déchéance. De la vieillesse. De la mort. Mais j’ai que 19 ans. Je comprends pas encore qu’on peut avoir peur de la mort. A en crever. Je voudrais qu’il arrête. Qu’il se taise. Me réveiller. Le réveiller. Alors je crie.
« ARREEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEEETE », à m’en casser la voix. Avant de dévaler l’escalier. Il se ressaisit. Me rejoins. Et tente de me calmer. Mais je peux pas. Je veux même pas qu’il me touche. Je veux me barrer d’ici. Qu’il me ramène chez moi. Mais il me supplie. De rester. Il a retrouvé ses esprits. Il promet. Toute façon, il est trop bourré pour conduire.
J’ai beaucoup de chagrin quand on regagne le salon. Mais il ose pas me prendre dans ses bras. Le silence n’est pas d’or. Mais de marbre. On entend que ça. Je voudrais qu’on oublie tout. Qu’on fasse semblant. Qu’on revienne en arrière. Je voudrais ré arriver. Que tout se passe autrement. Alors je lui prends la main. Je la serre entre les deux miennes. Et je lui dis :
« T’inquiète pas, je suis là. Ca va aller… »
Ses yeux se remplissent à nouveau d’eau salée. Alors je le console. Comme un bébé. En lui caressant les cheveux. Ses pleurs sont plus humains. Moins denses. Moins effrayants. Il a l’air plus paisible. Ca y est. C’est fini.
Ca ne va pas durer longtemps.
Il m’a fait un café. Et s’est resservi un verre. Un digestif japonais je crois. Ou chinois. Je sais plus. Il a remis le même disque. Aussi. Je lui ai dit que j’étais pas fatiguée. J’ai menti. Je suis exténuée. Il est tard. Mais je veux pas m’endormir. J’ai pas confiance. Pas envie qu’il se flingue. Pendant mon sommeil. Je veux juste être demain. Et m’en aller d’ici. Je veux juste pas aller travailler. Dans cinq heures. A Paris. Je veux juste m’en foutre. De tout. De lui. Et surtout de ce qu’il me dit. C’est reparti. Il affabule. Encore. C’est n’importe quoi. J’ai pas envie de savoir. Les dessous. Les détails. Sa vie sentimentale. Ses conquêtes. Ses préférences physiques. Sexuelles. Ca me regarde pas. J’ai 19 ans. Un amoureux. Des paillettes plein la tête. Et des rêves intacts que je veux pas qu’il me casse. Je m’en fous de savoir que l’amour, ça finit un jour. Je préfèrerais qu’il me parle de lui. De ses secrets d’enfant. De ses déboires. De ses regrets. De ses bonheurs. De ses joies. Que de ses dernières conquêtes. Je m’en fous qu’il soit en manque d’amour. De tendresse féminine. De câlins coquins. Et de sexe. Je comprends même pas qu’il me parle de ça. A moi. Qui ai la moitié de son âge ? Je voudrais qu’il se taise. Qu’il me dise pas que je suis devenue une très jolie jeune femme. Pas comme ça. Pas de cette façon là. Pas en me regardant comme si j’étais pas moi. Comme si j’étais plus la fillette de jadis. Je voudrais faire semblant. Mais de pas comprendre. Cette fois. Redevenir une enfant. Une fillette. Pour qu’il me voit. Je voudrais me tromper. Avoir mal entendu. Mal compris. M’être fait des idées. Ne pas y croire. Je voudrais qu’il arrête de passer par trente six chemins. De faire des détours. De s’enliser. Mais plus il avance, plus j’ai peur de ne pas me tromper. Il est bel et bien en train de me faire des avances. C’est un cauchemar. Sauf je dors pas. Où suis-je ? Qui est cet homme que je vois depuis toujours. Et qui croit que si je le repousse, c’est à cause des marques du temps qu’il y a sur son visage ? Pourquoi je ne le reconnais pas ? Pourquoi il me prend pour une vulgaire fille… de joie ? Pourquoi il me fait du chantage ? Des menaces ? Pourquoi il se souvient plus. De moi ? Pourquoi j’ai l’impression que je suis morte… Là ? Qu’il n’y aura plus jamais d’étoiles. Dans mes yeux…
Il ne m’avait jamais touchée… avant !…
… ” Suis-je bien-moi ? “…
Me suis-je demandé tout au long de cette nuit. Que jamais le soleil n’arrêta.
Cette nuit où j’ai tout oublié.
Tout.
Sauf que cet homme, si je l’avais repoussé, c’était ni à cause de son âge, ni à cause des ravages du temps qui avait sculpté son visage. Mais juste… parce qu’il était mon père.
Je ne l’ai jamais revu.
Six mois après, il m’envoyait ses vœux. Pour la nouvelle année. Un chèque. Pour Noël. Et il se suicidait. C’était en 1984. Il y a 29 ans.
La troisième guerre mondiale n’a toujours pas éclaté.
Le mur de Berlin est tombé…
Et le soleil ne s’est jamais levé. Depuis. Complètement…
Sauf…
Demain.
Peut être.
Si tout va bien.