11 mars 1888 | Pierre Louÿs, Mon Journal

Publié le 11 mars 2011 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

Dimanche 11 mars, 6 heures ½

  Leconte de Lisle.
  Je rage.
  Aujourd’hui, je suis monté dans l’omnibus du Panthéon. Je ne savais que faire. J’ai lu le journal : la France. Je me suis plongé dans les détails du voyage de Frédéric III, empereur d’Allemagne, depuis vendredi à 8 heures 28 du matin. J’ai lu une chronique stupide de Clovis Hugues, etc., et quand j’ai levé les yeux pour descendre, place Saint-Sulpice, j’ai aperçu dans l’omnibus, à la première place de droite, en avant… devinez qui ? Leconte de Lisle. Et moi qui ne l’ai jamais vu ! Quand j’aurais pu si bien le regarder et me réciter ses vers, lui sous mes yeux ! Je suis descendu très lentement, et je l’ai regardé d’en bas, fixement, avec cette « french impudence » qu’on nous reproche à Londres ; mais, ma foi, tant pis ! On n’a pas si souvent l’occasion de voir un des plus grands poètes qui ait existé.
  Leconte de Lisle a une tête bien caractéristique : de grands cheveux blancs arrondis à la vénitienne retombent tout autour de sa figure, très bas, serrés en haut par un énorme chapeau haut de forme évasé, aux bords énormes. Sa figure est plutôt grosse, un second menton énorme se détache de son col ouvert. Sa peau est d’un brun sale et granulée. Il porte un monocle de buffle noir sur son œil droit. C’est la seconde fois que je le vois : la première ce fut l’été dernier, sous l’Odéon. Ce qui frappe surtout chez lui, ce sont ses sourcils froncés toujours, et ses yeux sévères, profonds et pensifs. Quel homme, que celui qui fit Kaïn !
  Avant cela, j’ai été au Louvre, où j’ai vu la nouvelle salle des Portraits, arrangée de manière stupide dans une salle toute en hauteur et très mal éclairée. J’ai pu admirer ailleurs, heureusement, la superbe Victoire, les Prud’hon, tous charmants, et les David, tous ennuyeux.
  Vers trois heures et demie, été aux aquarelles de Volney. Rien de curieux. Au bout de dix minutes j’étais dehors et je me dirigeais vers les aquarellistes de la rue de Sèze, où il y a des choses charmantes. Entre autres : deux superbes aquarelles de Besnard, dont une « nuit » qui souffle dans sa main pour faire jaillir toutes les étoiles qui illuminent une à une le ciel ; quelques choses bêtasses de Dubufe fils ; quelques choses spirituelles de Boutet de Monvel (le Renard et la Cigogne) ; quelques choses bien troussées de X… ; et beaucoup de choses banales d’Adrien Marie.
  J’ai une composition en histoire à préparer pour demain, mais j’ai des clous qui me donnent mal à la tête et je ne fais pas grand-chose.
  Je ne fais rien depuis quelque temps, du reste ; je suis entiché de poésie, je ne fais plus que des vers. J’ai même essayé hier un peu de musique : j’ai commencé une marche funèbre.
  Où tout cela me conduira-t-il ? Je n’en sais rien.
  Deviendrai-je célèbre plus tard ? Je n’ose y penser.
  Mais j’ai confiance. Fiat voluntas mea * !

Rêves

  Il y a cinq mois, quand nous faisions l’histoire de Mazarin, j’ai rêvé que j’étais page et secrétaire du cardinal. Pourquoi ?
  Il y a cinq jours, j’ai rêvé que je voyais Diane de Poitiers, au lit, couchée et endormie. Elle était si merveilleusement rose et fraîche et vraiment belle, l’impression a été si forte, que je m’en suis réveillé.

Pierre Louÿs, Mon Journal, 24 juin 1887-16 mai 1888, L’école des Lettres/Le Seuil, 1994, pp. 190-191-192.

* Que ma volonté soit faite !



■ Pierre Louÿs
sur Terres de femmes

Quelle île nous conçut… (extrait de Pervigilium Mortis)

■ Voir aussi ▼

→ (sur Terres de femmes) 12 mars 1936 | Maggie Teyte enregistre les Chansons de Bilitis de Debussy



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