13 mars 1908 | Lettre de Rainer Maria Rilke à Mimi Romanelli

Publié le 13 mars 2011 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


William T. Ayton, Rilke's Angel, 2000
Source


Capri, Villa Discopoli
13 mars 1908.


  Vous me reprochez, Chère, un tel silence ; il faut que je supporte vos reproches, j’en suis digne, comme je suis indigne de toute autre chose.
  Depuis quinze jours seulement, je suis rentré dans cette hospitalité (j’ai fait un voyage précipité, étant incapable de voir personne, tellement je me sentais malade et fatigué) dont je vous ai parlé et qui m’a accueilli assez doucement, en m’assurant un peu de repos et beaucoup de soleil — ; après — mon Dieu — quel temps perdu et douloureux. J’étais malade, — il me semble que je le fus de corps et d’âme, infiniment. Une influenza m’a retenu semaine après semaine, elle a su diminuer mes forces et mon courage ; elle m’a livré à toutes les angoisses du sang et du cerveau ; j’avais à la fin les nerfs tellement épuisés que je ne pouvais ni lire, ni écrire —. Enfin j’étais malade. J’en reviens un peu. Je me rappelle maintenant, combien j’avais le cœur surmené —. Une fois encore je me dis que je ne dois aimer que mon travail ; là seulement mon sentiment devient victorieux et prend son essor malgré tout et se multiplie, tel qu’une forêt qui naît de ce grain de mon cœur que le vent de Dieu emporte loin de tous les hommes et de leurs jardins paisiblement domestiques.
  Je vous ennuie, mon Amie, mais voilà toutes mes pensées, tous mes désirs : de reprendre de la santé pour m’abîmer, plus que jamais, dans mon travail. Ça doit être comme la mort : le travail d’artiste ; il y faut entrer tout entier sans aucune réserve, seul, ne possédant rien hors de cette monnaie, qu’on mettait dans la bouche des morts pour leur assurer le trajet de ce fleuve tragique qui les séparait pour toujours de leurs Amis. — Sentirez-vous du moins mon âme qui souvent voltigera autour de vous et de nos chers souvenirs ?
  Me donnerez-vous de vos nouvelles sans attendre trop souvent les miennes — ?
  J’espérais toujours pouvoir vous amener ma femme et la petite qui était impatiente de m’accompagner pour recevoir son baptême d’or sous les yeux de sa très belle marraine.― Mais il fallait les laisser en Allemagne. Il y avait partout des difficultés banales, des soucis agaçants, il y en a encore et je ne sais pas encore comment en sortir et quand.
  Les Fioretti sont toujours tout près ; j’y lis tous les jours en les aimant plus intensément et en pensant à vous et à votre sœur qui m’a interprété inoubliablement ces humbles paroles de son humble ferveur.

À vous, chère Amie,   
R.M.         


  P.S. Une de mes amies m’a fait cadeau d’un ancien fermoir ; elle l’avait destiné à ma Bible ou à l’Imitation, connaissant l’attachement que je conserve à ce doux et très saint livre. En effet je le juge capable de l’orner. Puisque vous le possédez, voulez-vous me faire la grande joie d’accepter également ce fermoir en le faisant fixer à la reliure, si cela se peut ? —

Rainer Maria Rilke, Lettres à une amie vénitienne, Éditions Gallimard, Collection Arcades, 1985, pp. 28-29-30.



■ Rainer Maria Rilke
sur Terres de femmes

Chemins de la vie
→ Je voudrais tendre des tissus de pourpre
→ « Respirer, invisible poème  ! »
→ 15 avril 1904 | Lettre de Rilke à Lou Andreas-Salomé
→ 21-22 novembre 1920 | Lettre de Merline à Rainer Maria Rilke (+ notice sur Baladine Klossowska, dite Merline)
→ 20 février 1921 | Lettre de Rilke à Merline
→ 30 décembre 1926 | Mort de Rainer Maria Rilke (+ Lettre posthume de Marina Tsvétaïeva à Rilke)

■ Voir aussi ▼

→ (sur le logbook de Jean-Michel Maulpoix) la préface de Jean-Michel Maulpoix de l’édition allemande (bilingue, Briefe an eine venezianische Freudin, Leipziger Literaturverlag, mars 2010) des Lettres à une amie vénitienne
→ (sur Terres de femmes) 26 février 1901 | Lettre de Lou Andreas-Salomé à Rainer Maria Rilke
→ (sur Terres de femmes) 12 avril 1926 | Lettre de Boris Pasternak à Rilke




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