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[FIC 15] Les tempêtes et les verres d’eau.

Publié le 22 mars 2011 par Routedenuit

Il est conseillé de lire ce billet avant d’entamer la lecture de celui-ci.

[FIC 15] Les tempêtes et les verres d’eau.

« Le mur. Vite. Tout accrocher. Comment. Aucune idée. Tout accrocher. Voir tout en grand. Voir comment ça fait. »

Il avait subitement ouvert les yeux. Comme après un cauchemar interminable. Il faisait nuit, certainement. D’un bond, Philippe avait quitté le canapé. Après avoir trébuché sur le cadavre d’une des quarante bouteilles de bière qui jonchait le parquet, il se tenait debout au milieu du salon, habillé d’un T-shirt informe et d’un caleçon qui avait rendu l’âme il y a longtemps.

Automatiquement, il s’était dirigé vers le grand placard de l’entrée. Ce grand placard dans lequel il entreposait tous les sous-verres qu’il avait déjà usés. Philippe utilisait la bière et le fond de son bock pour dessiner à sa manière sur ces petits morceaux de cartons. Ces sous-verres avaient capté toute sa rigueur et son attention. Il les avaient classés par date, dans des boîtes qu’il avait pris soin de numéroter. Au dos de chacun figuraient une lettre et un chiffre. Comme un code qu’il n’était lui-même pas sûr de savoir déchiffrer. Philippe était ivre quatre-vingt dix pour cent du temps. Ce processus codé qu’il répétait régulièrement, c’était certainement la seule chose qui le reliait encore au temps, à sa condition d’homme peut-être encore capable de produire, d’imaginer et de créer.

Il sortit machinalement les six cartons pour les poser sur une table basse déjà envahie par une armée entière de mégots de cigarette et de capsules de blondes. Les cendriers vomissant leurs cendres se brisèrent sur le parquet dans un fracas qui n’eut aucun effet sur lui. Il voulait juste ouvrir les boîtes, s’asseoir et prendre le temps de regarder chacun de ces petits morceaux de carton, pour se rappeler.

« Le mur. Vite. Tout accrocher. Comment. Aucune idée. Tout accrocher. Voir tout en grand. Voir comment ça fait. »

Le seul endroit vide de l’appartement, c’était ce grand mur jaune qui avait du être blanc à une époque. Une zone franche sur laquelle son alcoolisme, ses larmes et sa déchéance n’avaient eu aucune prise. Sa respiration s’accéléra quand il sortit les plus vieux sous-verres de leurs boîtes. Quand peu à peu l’histoire eut le hoquet et lui fit faire un bond en arrière, un bond d’au moins une décennie. L’heure de ses premières cuites. Les larmes commencèrent à couler dans un flot incessant. Philippe n’était pas triste. Tout était simplement beaucoup trop fort pour lui. Là où tout était d’une linéarité sans faille depuis plusieurs années, un séisme puissant s’était invité sans prévenir.

Comme pour un grand puzzle, il commença en haut à droite et poinçonna chacun des sous-verres à côté de son précédent, comme l’indiquait le code savant. Verticalement, les premières lignes se formèrent dans un sillon graphique qui portait les stigmates d’une bière tantôt beaucoup trop brune, tantôt pas assez blanche. Il reconnaissait tous les codes et se souvenait bizarrement de chacun des instants pendant lesquels il avait marqué à l’indélébile le dos de ce qui ressemblait de plus en plus à une oeuvre magistrale.

Philippe était en train de reconstituer un planisphère. Un planisphère géant qui se lisait de droite à gauche, comme une frise temporelle. Les sillons que la bière avait tracé dans chacun des sous-verres avaient un sens particulier, qui se révélait peu à peu sous ses yeux. Les nuances de couleurs étaient une marque du temps qu’il avait laissé passer sans s’en rendre compte. Le jaune, l’orange, le brun et le beige étaient répartis à la manière d’une coupe géologique. Quand il eut fini, Philippe s’assit sur le canapé. Ce mur immense, à la manière d’un roman exutoire racontait son parcours, son cheminement vers la folie, ses vomissements, ses insomnies. Une histoire que personne ne comprendrait mais qui lui permettrait sans doute, dans un futur proche, de remettre un pied dans la vie de ceux qui vivent vraiment.

Autour de lui maintenant, ne régnait rien de plus qu’un chaos étranger.

Copyright photo : les excellents Yves Marchand et Romain Meffre.



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