L’auteur de La Vie trop brève d’Edwin Mullhouse, écrivain américain, 1943-1954, racontée par Jeffrey Cartwright, prix Médicis étranger en 1975, raconte ici la destinée mythique d’un self-made-man à New York, au tournant du siècle dernier. Ce «rêveur », c’est Martin Dressler, modeste fils d’un marchand de cigares, homme pragmatique et inventeur génial, habité par une folie visionnaire. [...] Fabuleuse histoire en effet que celle de Martin Dressler, incarnation du rêve américain mais aussi des mythes et utopies qui ont façonné l’imaginaire occidental. Ce livre a obtenu le prix Pulitzer.
Quand tout était encore possible
Loin de moi l’idée d’aborder la critique d’un livre en ravivant les braises d’un quelconque conflit générationnel, rassurez-vous : mais soyez sûrs de regretter amèrement de n’avoir pu participer à cette époque pleine d’opportunités que constitue la fin du XIXe siècle américain. On comprend que le ciel n’a pas de limites, alors même que Manhattan commence à peine à se recouvrir des milliers de buildings qu’il arbore fièrement aujourd’hui. Et tandis que l’architecture de ces premiers bâtiments à l’ambition babélienne posait les bases de celle des années 1930 (à voir, les avant/après de NY par Douglas Levere), les ambitions de quelques avant-gardistes entrevoient là une possibilité de se concrétiser. L’une des plus grandes forces du roman est d’ailleurs la manière dont l’auteur, l’étonnant S. Millhauser, couche sur le papier de longues descriptions d’un New-York oublié qui semble prendre vie sous nos yeux.
Fils d’un modeste fabricant de cigares, Martin Dressler, à seulement 14 ans, se voit proposer de devenir garçon d’ascenseur pour le prestigieux hôtel Vanderlyn. D’un naturel curieux et travailleur, le jeune garçon change régulièrement de poste (distribution du courrier, réceptionniste, secrétaire, gérant du kiosque à cigares…) à mesure qu’il grandit et se confronte à des conditions de travail particulières s’adaptant au rythme d’une clientèle riche. Dressler ne tarde pas à démontrer un sens aigu de l’innovation, et est souvent en proie à des éclairs de génie subits : il est un visionnaire doué d’un instinct naturel pour les affaires. Le jeune homme est à l’aise avec son temps, et parvient à s’adapter aux nombreuses nouveautés qui se succèdent (ascenseur, ampoules incandescentes, téléphone). Mieux encore, il est l’un des premiers à comprendre que la publicité deviendra un atout indispensable dans le monde des affaires.
L’onirisme d’un « american dream » en demi-teinte
Martin Dressler aspire à la réussite, mais il se passionne encore davantage pour l’idée de profiter pleinement du New-York vierge qui lui est offert sur un plateau. C’est à se demander si le personnage n’apprécie pas davantage le fait de rêver plutôt que de concrétiser ses ambitions. Car le jeune homme est avant tout un (trop) grand rêveur, et son entourage comprend bien vite qu’il n’en aura jamais assez. Dressler ne se satisfait pas du premier restaurant qu’il ouvre, il lui en faudra un second puis toute une chaîne. Il entreprend la rénovation de quelques bâtiments, et décide peu après de construire un premier hôtel puis un second. Son rêve n’a pas de fin, et prend des dimensions fantaisistes.
Et à trop se complaire dans l’utopie, si créatrice soit-elle, on finit par se déconnecter complètement de la réalité ; tout comme sa vie sentimentale qui s’enlise alors qu’il ne parvient pas à trancher entre sa femme, d’une beauté enchanteresse mais sans contraste, et la sœur de celle-ci, au charisme rayonnant. Si les partenaires de M. Dressler l’ont longtemps suivi dans ses idées les plus folles, ils ne parviennent plus à le comprendre et s’écartent, pour leur propre bien, d’un homme aux projets devenus tout simplement délirants. L’extravagance sombre dans le grotesque, et les critiques journalistiques fusent. D’ailleurs, l’auteur lui-même semble avoir subi les frasques de son héros puisque le dernier tiers du roman, puisque les interminables descriptions du Grand Cosmo, le dernier hôtel érigé par Dressler, finissent par lasser.
Conclusion |
Qu’on se le dise, au final, c’est le parcours de Steven Millhauser qui étonne le plus : après des études à l’Université de Columbia et de Brown (ah oui, quand même…), La vie trop brève d’Edwin Mulhouse obtenait le prix Médicis 1975 alors qu’il s’agissait de sa première publication. Ses recueils de nouvelles seront tous encensés par la critique, puis l’auteur revient en force dans les années 1990 et obtient le prix Pulitzer 1997 avec Martin Dressler ou le roman d’un rêveur américain. Son style est frais et flirte souvent avec le merveilleux, ce qui ne fera de mal à personne au regard des derniers évènements (révolutions et guerres civiles au Moyen-orient). Et comme l’écrit si bien S. Millhauser : à trop vouloir en faire, nos sociétés, et les Etats-Unis ici en particulier, ne sombrent-elles pas dans le grotesque ?