Quand je repense à tous les chats avec qui j’ai pu accomplir un bout de chemin le long de ma relativement pas si triste existence qui j’espère devrait se poursuivre encore un peu sans trop de contrariétés invalidantes, dans le registre ‘souvenir douloureux’ il y en a un dont la petite bouille laineuse revient direct en tête de ma gondole. Un cas. Un cinglé qui a traversé ma vie comme une drôle de comète à la trajectoire cahotique. Une énigme. Seanig... le chat marquisien de mes 26 ans, mon vieux Corneille qu’on emmerde en attendant. Hé oui, neuf heures du mat’ et j’en suis déjà à ma deuxième Leffe, au lieu de chercher du boulot. Si le téléphone sonne, je ne décrocherai pas. C’est pas raisonnable... mais c’est comme ça.
“Accoudé au zinc devant mon blanc j’épongeai en quelques heures cent ans de solitude et de multiples tourments.”
Pierre Autin-Grenier, dans ‘toute une vie bien ratée’ (dont je vous conseille la lecture).
# 5o — NAUFRAGÉS EN TANDEM
Entièrement roux à poil long du bout de la queue à la pointe des oreilles, Seanig (prononcer "Cheunigue"), le Rouquin Fou, avec ses manières de sauvageon qui ne vit pas vieux, n’a pas vécu vieux —et ce n’est sans doute pas de sa faute.
Au début qu’on était ensemble, je n’ai pas réalisé sa spécificité de détraqué à griffes rétractiles. Je l’avais recueilli à deux mois, la fameuse “p’tite boule de poils”. À cet âge-là ils se ressemblent tous question attitude, les petits chats, du moins aux yeux d’un balourd d’homme. Chatons, ils débutent dans la vie —ils n’ont pas encore eu le loisir de montrer leur tempérament, leurs particularités comportementales, leurs vieux fonds intimes, leur caractère et l’expression de leur identité personnelle d’êtres vivants bien campés sur leurs quatre pattes, leur ‘ipséité’ (comme on peut lire dans les bouquins écrits par les messieurs-dames qui tentent de rentabiliser les grandes études abstraites qu’ils ont subies dans leur jeunesse, au lieu de se défoncer les sens comme tout un chacun).
Les premières semaines avec Seanig, donc, rien de spécial à noter —lui qui venait de la campagne s’acclimatait tranquillou à mon appart’ en ville. Mais rapidement, de sa part j’ai constaté de drôles de coups de semonce. Des fois il dansait le roquandrol sans raison apparente, s’adonnait à des comportements hyperbrusques, des miaulements lucifériens, des regards au lance-flammes avec la tête dans les omoplates et le corps tout tassé sur le sol. Bizarre pour un chaton de trois mois... Au début c’était bref et sans conséquences —quinze secondes de délirium dans son coin et puis voilà, terminé, on se rendort ou on va croquer un bout à la gamelle en faisant valser ses coucougnettes. Mais plus il grandissait, plus il multipliait ces numéros de borderline à me regarder comme si j’étais son ennemi, et à me fuir quand je l’approchais. Ah, ça surprend l’ami des matous pas habitué à la défiance féline à domicile —en de pareils cas, quand le regard du chat se fait furibard, on ne laisse pas trop traîner la main quand on verse les croquettes... et on est bien soulagé qu’il ne pèse pas vingt kilos de plus, Seanig.
Rendu vers six mois, il a pris sa vitesse de croisière dans sa tempête intime. Et partant de là, avec lui j’en ai bavé. Imprévisible il devenait. Il passait de l’apathie à la furie en moins de temps qu’il n’en faut pour décapsuler une boîte de RonRon. Je ne savais plus quoi faire avec lui. Je subissais. Pourtant, rien dans son passé n’aurait pu expliquer un tel comportement antisocial, il n’avait jamais été maltraité et encore moins martyrisé. Faut croire que c’était dans sa tête que ça coinçait, du câblage mal connecté ou un truc comme ça. Il m’intriguait. Jamais vu ça, un chat ravagé de la cheutron. Alors quand il dormait, des fois je restais à le regarder un bon moment en tirant sur mon cône, à me demander ce qui pouvait bien bouillir en fusion sous son crâne de joli petit chat tortueux. Troublant... J’aurais donné beaucoup pour obtenir le droit de visualiser ses visions —il y avait là quelque chose de peu banal, qu’on pressent inaccessible, vertigineux à en crever l’oreiller, oh! oh! il doit rêver trop fort, ça le prend les jours fériés... et pour un chat, tous les jours sont fériés à se choper des suées à Saïgon, oh! oh! veeeertige du miaou, ses circuits sont niqués, y’a un truc qui fait masse. Sacré pèzetaque, en tout cas, la Seanig-attitude. On était loin de l’“animal-machine” de ce gros trou du cul de Malebranche (tiens, vous me rappellerez, à l’occasion il faudra qu’on cause de Descartes et Malebranche, les ‘Bart & Ernest’ de la biodiversité).
Presque toujours le regard fixe, Seanig, l’air inquiétant. Il foutait les jetons aux gens, qui flippaient de se faire sauter dessus et lacérer de la nuque à la raie. Surtout les filles qui le craignaient, dont une qui s’était pourtant fait poser des boucles d’oreilles à un endroit stratégique hypersensensible qu’elle aimait se faire brutaliser en tout bien tout honneur, mais elle qui adorait recevoir parfois sévère avait peur du petit Seanig qui n’avait jamais agressé quiconque, va comprendre —comme si ce chat pouvait s’attaquer à sa chatte sans poils. Des fois c’est bizarre, les filles... il faut savoir respecter ça, accepter de rester dans l’ignorance des surprises comportementales chez certaines demoiselles, hé... accepter.
Dans ses moments de dinguerie, Seanig miaulait strident... de longues mélopées pleines de vibratos qui semblaient exprimer un désespoir du fond du corps, que je n’ai jamais réussi à interpréter —ça excédait de très loin les compétences félinitaires de Robin des Chats, ça... je ne pouvais qu’observer, la main sur le menton. Il abusait de la marche en crabe, mais beaucoup de jeunes chats le font. Accès de violence frénétique et comportement autiste, un drôle de numéro, un espèce de Antonin Artaud de la gente féline (un moment je l’avais surnommé comme ça, “Arto”, puis c’était passé à “Achtung!”, pour revenir ensuite à Seanig). Ah celui-là, on peut dire que j’en ai passé des heures à l’observer dans ses œuvres maladives, comme si je vivais un épisode des ‘X-files’ à domicile, sans hélàs l’agent Scully pour m’épauler et plus si affinités... aaaahhhh l’agent Scully, une telle ‘fausse glaciale incendiaire’ qui sent trop bon la carbonisation des sens une fois le coffre-fort ouvert au pied de biche, oh là là, oh là là là là... la petite chaperonne rousse, mama mia, l’agent Scully, faut que je reprenne mes esprits, je baigne dans le paranormal... et reste tranquille dans mon calfouète, toi, tu te fatigues pour rien à redresser ta tête de nœud, on est loin de Quantico, Virginie, et je ressemble autant à Fox Mulder que Dominique de Villepin au général de Gaulle. Concernant l’agent Scully, la Vérité me restera donc à jamais ailleurs, c’est pas juste... pourtant j’suis un bon p’tit gars très affectueux et plein de bonne volonté, Dana, c’est dégueulaaaaaaasse... au milieu des années ’9o, j’aurais donné cinq ans de mon ‘espérance de vie’ pour passer une nuitée romantique avec toi pendant que l’autre ahuri débusque le complot mondial —j’étais jeune et vigoureux et célibataire, tu ne sauras jamais ce que tu as perdu, ma pauvre (on peut se consoler en se disant ça, même si ça console pas, la vie est une chienne, parfois, Dana, on était faits l’un pour l’autre, au moins pendant quelques heures, crénom, et maintenant c’est trop tard, je suis limite-marié et déjà un peu moins au garde-à-vous sur commande, quelle tristesse, tant pis pour toi). Heu... hum hum, reprenons. Le petit Seanig, au moins une fois par jour je me demandais ce qui pouvait bien le tourmenter comme ça, je cherchais à identifier ce qui bourdonnait de pas clair dans sa tête. Peine d’avance perdue, forcément, l’homme restera toujours infoutu de comprendre ce genre de phénomène, mais je cherchais quand même parce que c’est ma nature et ma culture. Et c’était mon copain.
Il était vraiment triphasé, je crois, au sens clinique du terme. Un branque. Un psychomiaou. Mais le reste du temps il se montrait tout gentil, il m’aimait bien. Sauf que ça ne durait jamais très longtemps, ses moments ‘pussy cat’. Et en grandissant il devenait puissant le salaud, quand il tapait des crises il s’acharnait sur tout ce qui dépassait dans l’appart’ et dans ses blitzkrieg il braillait comme un troupeau de hyènes en rut, une superballe à plein régime genre Betty dans 37°2, et à part lui coller une balle dans la tête il n’y aurait rien eu à entreprendre pour l’arrêter dans son Helter Skelter domestique, fallait attendre qu’il se calme tout seul —c’était impressionnant comme numéro. Peut-être qu’il n’appréciait pas ma déco de fin du monde et tenait à le faire savoir. En tout cas je n’avais pas peur de lui, il ne s’attaquait jamais aux gens, juste aux choses. À vrai dire, ses séances de saccage ne me dérangeaient pas des masses, et tant pis si les voisins appréciaient moyen la bande-son du bloquebeusteure. Faut dire que chez moi à cette époque de ma vie, même sans Seanig pour foutre la merde c’était limite-dépotoir. Je m’en foutais du mobilier et tout ça, j’avais du plus lourd sur le feu. Les trucs s’empilaient dans mon souhitehome. Tellement c’était l’amoncellement traviole qu’une fois ça s’est tout cassé la gueule tout seul pendant que je dormais, causant un tel barouf que ça m’a réveillé malgré les grammes dans le sang —j’ai émergé du clic-clac, j’ai allumé la mièrelu, j’ai ouvert un œil, j’ai éteint la mièrelu, je me suis regaufré dans le clic-clac et ça allait rester en l’état jusqu’au lendemain modérément matin, voire plus. Ouais, j’étais devenu un camp de ‘gens du voyage immobile’ à moi tout seul, dans un F2 en HLM avec vue sur les montages du Jura. Alors Seanig pouvait se défouler, hein, vas-y mon gars, casse tout, personne verra la différence, et récupérer ma caution c’est d’ors et déjà de l’utopie... tu peux y aller, rien à y redire tant que tu ne siffles pas mes flacons, et pas touche à mes ‘substances illicites’ rangées dans le (mes excuses à Alain Rey) ‘Petit Robert’ délesté du milieu de ses pages. Mais par moments ça me prenait trop la tête, son cirque, ses cris. Alors plusieurs fois je me suis cassé de chez moi et je l’ai laissé se déchaîner dans mes pauvres affaires, et ensuite il allait roupiller en me déléguant la gestion de la désolation de ce logement rendu un peu plus à l’état de déchetterie à pousser une ‘fée du logis’ au suicide ou à la fuite —aucune fille saine d’esprit n’aurait supporté le naufrage d’un tel souk existentiel au quotidien, sûr, mais à cette époque je vivais soli-solo avec Seanig dans cet antre de coyote aux horaires si décalés que bien souvent l’hiver je ne voyais pas le jour pendant une semaine ou deux. Une fois qu’il avait fini de sévir, Seanig, je réempilais le plus choquant du boxon et on continuait comme ça, nous deux. Bourgeoisement.
Dans ce gourbi, entre deux bières je passais un coup de serpillière uniquement quand telle gente damoiselle me faisait l’honneur de m’accorder un de ces “petits amours d’un soir qui ne voit pas plus loin que le bout de son lit”, enfin... pas plus loin que le bout de mon clic-clac, et sitôt qu’elle se posait dans la place, la dulcinée d’un jour qui n’était pas toujours très claire dans sa tête non plus, ah oui, à cette époque-là j’en ai vu de ces étrangetés comportementales chez certaines gonzesses, surtout des filles de friqués, des fois ça faisait frémir sans donner envie de ‘dire stop’, je me sentais redevenir ‘enfant de chœur’, vraiment, je faisais ‘comme si que non’ mais... oh là là... je me souviens de certaines drôlesses assez épicées, une en particulier, je ne vous dis pas son nom, aujourd’hui c’est sans doute une brave mère de famille qui vote pour l’Ordre et la Sécurité, comme on dit, une qui surveille ce que ses enfants cachent de fumable dans leurs tiroirs, mais à l’époque.... ayayayayaya... Céline M., roulée comme une miss météo, une mante religieuse avec ses avaries personnelles, ses défaites, ses déroutes, ses manies ‘rebel without a cause’, un cynisme absolu, une ‘haine de la famille’, une ‘vision utilitaire’ d’à peu près tout, un sens du tranchant, crévingtdieux, une attitude “accroche-toi au pinceau, je retire l’échelle”, tout ce dont elle ne parlerait pas sauf parfois à la fin quand arrivait l’heure du ‘supplément’ avec des regards qui se comprennent, son désir d’un p’tit bout de ciel bleu dans tout ce merdier banal, la sueur et le sang, la lutte pour l’extase, une parenthèse qu’elle m’avait estimé apte à lui procurer sans qu’elle en ressorte un peu plus flouée, floutée, filoutée, qu’ensuite on regardait le vieux Mitterrand tout pourri qui discourait à la télé, on prenait des paris sur la date de l’inhumation du Grand Homme qui s’était fait trancher dans le vif pour durer un peu plus longtemps, je croisais les doigts pour que mon Seanig ne se comporte pas en loup-garou d’intérieur, tant que la miss serait à bord de mon radeau méduseur avec bibi dans le rôle de la pompe à vélo alors que je ne voguais guère mieux qu’elle sur le plan de l’équilibre et de la satisfaction en ce bas-monde, mais un genteulmane même à la dérive fait ce qu’il peut pour ne pas décevoir qui lui accorde sa confiance et ses parties intimes, question de dignité... nom de dieu que c’est rude et phosphorescent en même temps, on peut mourir en paix après ça, en remerciant le Seigneur, j’espère pour vous qu’on se comprend, y’a des trucs que seule la jeunesse permet —mais je n’en voyais pas beaucoup, des filles, à cette charnière de ma vie, et je ne les cherchais pas, les rares qui venaient c’est qu’elles l’avaient décidé va savoir pourquoi... une attirance pour les mecs un peu en rade, je suppose, les iroquois déplumés sur le bas-côté de l’autoroute, un attrait envers les crépitants de la louze, les recalés de ‘l’ascenseur social’ qui mène au ‘compte épargne-logement’, les pauv’types à croupir dans leur trou en léchouillant leurs éraflures, les “gueules à ne montrer leurs yeux que dans le contre-jour”, les varans en cale sèche sauf au fond du verre, quelque chose comme ça. Elles venaient mais moi j’étais ailleurs, nulle part. J’essayais de me montrer gentil avec elles mais je n’étais pas vraiment présent, je me disais “comporte-toi bien, dugenou, la demoiselle a besoin d’amour, et toi aussi”. Je portais encore le deuil d’un naufrage dont j’étais coupable à 5o%... 6o%... mmmhhh, disons 65... ou peut-être bien 4o, finalement —au bout du compte, les proportions importent peu... perdu c’est perdu, et mange ton chapeau mon gars, demain il fera jour et ce sera encore la même merde avec le même chapeau à ravaler, “I got you babe, debout les marmottes...”. Misère, quelle tristesse. Oui, je douillais dans mon péti coraçone de jeune trouduc qui n’avait pas pensé à tout, repassé par la banque je n’avais pu faire autrement que de sacrifier la reine pour sauver le cavalier, la gueule sur le comptoir poisseux et les pieds dans la sciure nauséabonde, rincé, minable, game over, encore heureux d’être toujours libre de mes mouvements même réduits, ça fait gamberger, les poils du cul un peu roussis... patron! la même chose... histoire compliquée, interminable, désolante, usante... mais qui m’a plus appris que les ‘œuvres complètes’ de n’importe qui, me servant de leçon. Tant d’années plus tard, quand je repense à tout ça avec ma désormais tronche de presque-vieux dans ses charentaises qui vote comme un petit commerçant indépendant, bon sang, pour l’Europe de demain, on m’aurait dit ça y’a vingt ans... j’en ai encore les yeux qui s’humidifient un chouï, c’est dire, dans un mental à empaler le premier enfoiré qui met ‘la vie d’artiste’ de Léo Ferré. Même tant d’années après comment digérer ça?.... vu que je m’en souviendrai encore quand les asticots se régaleront à ce ‘buffet campagnard gratuit’ auquel je ne suis pas pressé de participer comme plat unique, ‘tout doit disparaître’. Ah oui, foutue déroute de l’époque... un ‘fer rouge’ sur la cuisse... “suivant les points, les poin-ti-yé-héééé, oh! oh!”. Chierie, le monde est répugnant. Allez, tentons de rester digne en public —et à la ligne, bordel de merde! On va même laisser un espace, tiens... non, deux. C’est moi qui régale. Saloperie de poussière dans l’œil... Pourquoi je repense à tout ça, moi? Bien. Avant de continuer, je mérite un 4 cl de vodka suivi d’une petite pignole en mémoire du passé. Non? J’appuie sur ‘pause’ et je reviens dans dix minutes, amigos. Saloperie de poussière...
Seanig, je l’avais ramené en 4L de Bretagne jusqu’au Jura alors qu’il avait deux mois —1ooo kilomètres enfermé dans une boîte qui brinqueballe dans le bruit du moteur, ça n’avait rien dû arranger à son âme torturée. Celui-là, tout le temps qu’a duré notre cohabitation on peut donc dire qu’il m’a laissé perplexe, et même sidéré. Chez les chats aussi, certains ont deux fils qui se touchent comme chez n’importe quel détraqué à deux pattes.
Quand Seanig ne tapait pas de crise il vaquait à ses petites occupations, tranquillement, mais à le regarder on sentait qu’il était toujours à deux coussinets de fondre un plomb. Et pour un chat, il ne dormait pas beaucoup. Il ne cavalait pas, presque toujours fourré chez nous, le plus souvent à tourner en rond ou posé sur mon fauteuil préféré —une vraie ruine mobilière qu’on m’enterrera avec, dans la position du missionné. Seanig ne s’intéressait pas aux autres chats, ni à rien de l’extérieur, je crois bien que ça ne l’aurait pas trop dérangé si la planète s’était limitée à mon F2 avec juste un carré de terre pour poser sa prune —c’est rare chez les jeunes matous, un comportement aussi casanier. Je l’ai pris comme il était, en gros ça allait et ça aurait pu durer longtemps en dépit des dommages dans ce qui me faisait alors office de ‘cadre de vie’.
Ce petit matou je voulais le sauver, ou au moins lui rendre la vie plus supportable, trouver un moyen de le débarrasser de ces kilos de fonte qu’il semblait traîner sous les papattes. En plus de l’affection que j’éprouve pour les matous (et général et ceux qui vivent avec moi en particulier), je ressentais de l’empathie pour lui, c’était un peu comme un frangin de circonstances.
Faut dire qu’à cette époque j’avais aussi pas mal de boulot à faire sur moi-même pour me désengluer de certaines choses en voie de caducité —encore plus que je pressentais, comme c’est souvent le cas dans les ruptures. Après une jolie brochette d’années passées à crépiter un peu bannière au vent, je me retrouvais en phase de reflux... très déçu par trop d’évènements, trop de gens. Ça ne collait plus dans ma tronche, depuis un petit moment l’interface entre moi et le monde clignotait rouge vermillon sur fond de klaxon bloqué. La pente que je suivais m’inspirait de moins en moins de désir, de plus en plus de craintes de finir en cul-de-sac. Au fond, Seanig et moi, chacun à sa manière on clapotait un peu dans des situations psychologiquement comparables, même si on l’exprimait différemment. J’étais donc en deuxième moitié de vingtaine, 26 ans... et face à la gueule que tirait alors mon présent, à ce qui collait sous la semelle de mes godasses et surtout à l’angle que semblait prendre la suite, il y avait nécessité urgente de punaiser au mur la photo de Karl Popper et découper au scalpel un ferme bilan des années précédentes en essayant de ne pas trop lui foutre la honte à papa Karl, scruter tout ça sans ni haine ni complaisance mais avec rigueur scientifique, séparer le bon grain de l’ivresse, tenter de regarder à peu près en face le résultat de mes actes antérieurs, mettre à plat tout ce dans quoi j’avais pu m’embringuer de mon plein gré, qui m’avait mené dans le cagibi où j’en étais —sévère ménage de printemps, en somme. Car ça ne pouvait plus continuer comme ça mon trajet, l’interface qui clignote je ne voulais pas d’une telle vie à la con, et chaque jour ça clignotait un peu plus alors j’étais bien obligé de prendre acte que trop de choses ne tenaient plus vraiment debout dans ma vie, dans mes fréquentations, dans mes lectures, et surtout dans mes idées —je sentais bien que je commençais à arroser le soleil, et ça me foutait la gerbe, la hantise de finir en mec qui continue confortablement à penser des trucs auxquels il ne croit plus lui-même. Ah, vacherie. Si je me retournais sur mes précédentes années, ce que j’avais vécu depuis que je m’étais autopromu au grade de capitaine de ma propre vie, il y avait du bon, sûr, et même deux-trois souvenirs qui bien que délicats à inscrire sur un CV mériteront quelques lignes dans mon oraison funèbre. Mais il y avait aussi ces une ou deux colossales foirades personnelles dont j’étais directement responsable et que je digérais très mal, que je traînais partout derrière moi, et —plus gênant encore, donc— des tas de trucs qui se lézardaient un peu plus chaque jour, qui me coûtaient une fortune croissante en enduit de rebouchage, que si ça continuait comme ça j’allais devoir verser dans la mauvaise foi pour de bien belles raisons, beurk. Tout ça exigeait un sévère changement de mode opératoire qui allait me coûter la peau du zob, la perte de mes habitudes et l’enterrement sans fleurs ni couronnes de superbes chimères mourantes qui refusaient de mourir, de trop belles idées à l’agonie interminable dans ma petite tête de presque-jeune, que j’allais devoir achever à coup de manche de pioche en les regardant bien en face, profil bas, un “désolé...” à la bouche, histoire de pouvoir continuer proprement, à hauteur d’homme, avec le braquet qui correspond à la pente que je voyais arriver. J’avais un peu vieilli, quoi, et ne voulais pas faire comme si que non, les ‘faux-jeunes’ je trouve ça répugnant, malhonnête. Pas très marrant tout ça, hein? J’ai remarqué que ça arrive à peu près tous les cinq ans, la purge du logiciel. Tu te lances à 2o ans, tout beau tout rose. Et puis voilà. Première vidange à 25 ans. Puis 3o ans. 35 ans. Etc. Mais le plus lourd nettoyage du logiciel c’est le premier, le dépucelage, quand t’as consommé tout ton gazoline de jeune clébard, quand arrive l’âge où tombent les griffes de lait, où il faut bien accepter de regarder les choses en face si l’on veut s’épargner le trip ‘clown triste’ barré dans le vide galactique d’où l’on rentre cocu déprimé avec les cheveux blancs, les épaules tassées et un poisson d’avril dans le dos, à radoter les mêmes slogans jusqu’à la fin, sans que ça dérange quiconque à part nos proches qui fatiguent, se lassent. Ah c’est pas rigolo du tout, l’aggiornamento existentiel, c’est même féroce, violent, mutilatoire, “ces choses qui n’existent jamais tant que le manque qu’elles ont laissé”. On est tenté de différer l’enterrement —à quoi bon?... plus on tarde, plus ou déguste. Car le milieu de la vingtaine c’est un bel âge pour passer un bon premier coup de kärcher sur tout ce à quoi on a trop voulu croire et qui s’effondre dans le vermoulu, qu’on laisse désormais tout ça à ceux qui tapent leurs 2o ans à eux et qui ont bien le droit d’y goûter à leur tour vu que ça a du vachement bon à cet âge-là. Mais à 25 ans on marque déjà quelques plus ou moins jolies heures de vol qui permettent de comparer les choses, et la vie t’a constitué un peu de carapace qui aide à supporter ce qu’on va voir derrière la jolie peinture que le kärcher fait gicler de la carrosserie des nobles rêveries éternelles. Rien d’exceptionnel, chacun a connu ça à sa manière, le gong du réel qui t’arrache les tympans et tu restes là à regarder tes griffes de lait éparpillées sur le sol, et en même temps tu touches tes griffes définitives qui commencent à sortir au bout des doigts, et tu te dis avec un petit sourire tristoune “finalement, hein...”. Et ensuite on reste le même en plus efficace sauf qu’on ne pense plus exactement pareil, on s’est amorti dans le monde et c’est l’ordre des choses, on est de passage, faut bien creuser son petit trou dans de pas trop mauvaises conditions et ‘the show must go on’, tant pis si pendant un temps la langue traîne un peu par terre. J’en étais donc rendu là, au “droit d’inventaire” de ma prime-jeunesse qui foutait le camp dans mon petit F2 montagnard, quelques mois d’introspection à vocation refondatrice que je mettais un douloureux point d’honneur à aborder avec férocité impitoyable, un grand feu dans la cour. Bref, vous voyez, à ce moment j’avais de quoi me sentir pas mal en symbiose avec Seanig, mon colocataire agité, ensemble sur la même chaloupe à la mer, on cassait chacun notre mobilier, parfois en synchrone —il y aurait de quoi en tourner un film, “les deux floués des alpages”. Ah je ne voudrais pas revivre ces quelques mois de correction de trajectoire, j’étais encore mieux en prison, “c’est l’hiver, et nous tournons en rond” —où j’étais victime de la société vindicative antijeunes, pas bourreau de ma propre primojuvénilité. Argh... Tout ça n’empêche bien sûr pas de continuer à nocer pareil voire pire —c’est peu après ce ‘recentrage’ que j’ai atterri dans une sorte de kolkhoze anarcho-picoleur avec une clique de zoulous adeptes de musique de chanvre, Led Zeppelin, Nirvana, Deep Purple, Jimi Hendrix, Bob Marley, les Pogues... ce genre de philharmonique de mon cône et de ma tèque, ¡caramba!
Donc voilà, pour que le tableau soit correct il fallait bien que je vous narre cet aspect un peu crépusculaire de la situation. Vous tenez désormais une perception à peu près valable des conditions de cohabitation entre Seanig et moi, lui en furie externe et moi en interne. De posséder désormais cet élément supplémentaire qui justifie le titre, fatal que ça modifie votre vision de l’histoire. J’aurais pu ne pas raconter ce côté assez désagréable, ces choses déliquescentes. Vous en seriez resté sur l’image d’un jeune mec qui vit avec un chat chtarbé, quelque chose de plus présentable, plus ‘ligne claire’, sans les cloques de salpêtre et l’odeur de décomposition. Et question narration ça l’aurait fait aussi, ça n’aurait choqué personne. Mais c’eut été une toute autre histoire. C’est pour ça que quand on lit un récit censé être ‘vrai’, c’est pas du luxe de se poser deux minutes et essayer de faire le tour de tout ce que le gars aurait ‘omis’ de raconter, juste histoire de se visualiser les épaves qui pourrissent dans les fossés des grands récits exemplaires remplis de comportements admirables et de lucidité parfaite, ces jolis moteurs que l’on peut démonter/remonter en gardant la tête haute et les mains propres, sans une goutte de sueur, l’esprit tranquille et le sens du devoir accompli —aux Grands Hommes la Patrie reconnaissante, peau d’zobi.
Donc voilà. Pour aujourd’hui nous avons donc comme héros deux joyeux turluturons tralala pouèt pouèt: un chat cinglé et un type de 26 ans à la ramasse de ses 2o ans, tous deux dans un appart’ ruiné avec de jolies montagnes en arrière-plan —beau binôme, n’est-ce pas?
Seanig et moi on a vécu tous les deux pendant pas mal de mois, sauf que nos chemins s’éloignaient à mesure que le temps passait. Moi, je me reconstituais peu à peu une santé de terrien sur Terre. Lui, il s’enfonçait dans sa démence féline. De pire en pire ça devenait pour lui. Plus je remontais à la surface, plus il plongeait aux abysses, plus mon appart’ tournait au squouate alternatif. Quand il était calme je le chopais entre quat’z’yeux et je lui disais: “arrête, tu vas crever”. Mais rien à y faire, il récidivait dans le frénétique.
Des copains me conseillaient de le faire piquer par un véto, qu’un jour il allait attaquer un gamin. Je ne voulais pas qu’on le tue. Il n’a jamais griffé personne, Seanig, il massacrait juste le matos, pas les êtres vivants, je ne me souviens même pas l’avoir vu ramener une souris ou un moineau. En période de crise les gens il les fuyait, pas une fois il n’a menacé, ni moi ni personne. Évidemment, je me disais “mais si un jour?...”, et je voyais alors dans ma tête d’effrayantes images de bébé labouré, ce genre d’horreurs. Je ne pouvais pas être certain qu’il n’attaquerait jamais. Mais je n’ai pas pu aller le faire piquer, c’était mon pote. Je voulais qu’il s’en sorte, même si au fil des mois ça devenait évident que c’était foutu, que ça allait continuer à s’aggraver dans sa tête jusqu’au clache final. Donc on a poursuivi tous les deux comme ça, et je redoutais le moment où ça irait trop loin pour lui.
Il n’est jamais arrivé, ce moment.
Un jour, même pas âgé d’un an, Artaud s’est évadé de mon asile alors qu’il ne s’aventurait que rarement à l’extérieur (comme on perchait au rez-de-chaussée, il disposait jour et nuit d’une fenêtre ouverte pour ses besoins et ses envies). Des fois il partait une heure, ou deux. Jamais plus. Et voilà qu’un jour, je me lève par un bel après-midi du genre “soleil brûlant du jour de l’an”, et pfuitttt... plus de Seanig.
Je l’ai cherché partout dans le bloc HLM, m’informant auprès des enfants, des passants. Rien. Quand j’ai demandé à un chinois d’une dizaine d’années si il l’avait vu, ce petit insolent s’est passé la main sur l’estomac en se marrant comme c’est pas permis. Ça m’a scié. Et le petit s’est barré en rigolant, disant: "j’adore les chats" —en fermant les yeux, ce petit chinois je le revois encore comme au cinéma... "j’adore les chats", et ce rire... Ça m’a choqué, vraiment. Je n’ai jamais su si c’était de l’humour jaune. C’était pas le ton de la plaisanterie, et le petit m’avait répondu spontané, sans réfléchir. J’étais dégoûté. “J’adore les chats” —pfou, mon p’tit Seanig.
Au fil de mes tristes recherches dans le bloc, assez étonné par le nombre d’asiatiques qui habitaient là je me suis rendu compte que quand même, d’après les mémés du coin ça disparaissait beaucoup dans le quartier, les miauleurs. Mystère insondable de l’Orient Éternel, faut croire. Mais quand même, avec tout le RonRon prioné qu’ingurgitent nos amis les matous dénaturés de l’Occident décadent, avec tous les vaccins et autres antibiotiques que les philanthropes vétérinaires font gober aux chachats à leurs mémères, de ce côté-ci de la Grande Muraille c’est pas très malin de se les préparer en civet mijoté —quand Li Ping aura chopé un bon vieux creutzfeld-jakob des familles, ça ne sera sûrement pas facile-facile pour lui de rester zène à la cérémonie du bicentenaire de l’Empereur, me semble-t-il. Un coup à avoir des emmerdes avec les Gardes Rouges, ça. Certains se sont fait rééduquer pour moins que ça.
J’ai cherché le Seanig pendant un bon moment, plusieurs jours. Je regardais aussi dans les fossés, dans les poubelles. Rien. J’avais de la peine pour mon petit schizophrène à poil long.
Je ne l’ai jamais revu, le Rouquin Fou. Il a donc disparu à peu près au moment où humainement je m’étais remis à flots après ces quelques années d’errance productive mais hors de prix. Un chapitre de ma vie se terminait avec lui. Pauvre Seanig, croqué par l’Empire du Milieu au fin fond du Jura, c’est pas banal. Ou peut-être tout bêtement victime d’un voisin adepte de l’autodéfense, un protosarkozien qui ne supportait plus certains concertos nocturnes pour moustache folle et coussinets en feu. Pas de certitude donc sur ce qu’il est advenu de mon petit Seanig, sauf qu’on n’a qu’une vie... et quelque chose qui me resterait à jamais inconnu avait prématurément abrégé la sienne, dans l’ombre. Ça peut arriver à n’importe qui, n’importe quand, n’importe où. Alors... à titre personnel j’en bois un coup en serrant les fesses, ôde à la vie & sourire aux lèvres. Vous êtes autorisés à m’accompagner, si vous le souhaitez... en mémoire de Seanig, le matou cintré de mes 26 ans dériveurs, “comme un chien dans un cimetière le 14 juillet”.
***Publié par les diablotintines - Une Fille - Mika - Zal - uusulu