La mort subite et stupéfiante de Jacques Chessex, au soir du 9 octobre 2009, restera dans les annales comme un événement quasi mythique, évoquant celle de Molière au théâtre.Venu à Yverdon-les-Bains pour une soirée consacrée à La Confession du pasteur Burg, premier récit fameux de ses jeunes années (paru en 1967 à Paris) où il est question des amours coupables d’un homme de Dieu avec une très jeune fille, Jacques Chessex fut interpellé au sujet de Roman Polanski, dont il avait pris la défense dans les médias. Or l’écrivain allait répondre au généraliste vaudois qui lui demandait de justifier sa position sur le viol d’une mineure par le cinéaste ; il eut juste le temps d’ironiser sur le fait que ce généraliste «généralise» à propos d’une affaire selon lui « minime », puis s’effondra soudain.
Or, deux mois plus tard paraissait Le dernier crâne de M.de Sade, évoquant lui aussi une relation scandaleuse entre le vieux marquis et une adolescente, où les grands thèmes de l’œuvre de Chessex revenaient en force. À savoir : l’opposition du désir et de la loi, l’antagonisme de la luxure et de la mort, le conflit aussi entre individu et société, artiste et morale. D’un style étincelant, le livre parut sous « préservatif » de cellophane avec la mention Réservé aux adultes, alors même que Sade est librement accessible en librairie…
Coïncidences et prémonitions (Chessex imagine Sade pressentant sa fin à 74 ans, alors que lui-même sera foudroyé à 75 ans) ont donc marqué la fin de Jacques Chessex, dont nous apprenons aujourd’hui, dans L’Interrogatoire , qu’il s’est vu mort lui-même au jour de sa naissance (le 1er mars), en 2009, quand défilèrent les chars du Carnaval à travers les rues de Payerne, sur l’un desquels le héros tragique d’Un Juif pour l’exemple, Arthur Bloch, se trouvait tourné en dérision, et le romancier cloué lui-même au pilori.
Au début de ses Confessions, Jean-Jacques Rousseau se figure comparaissant devant l’Être suprême avec son livre pour justification. Quant à l’auteur du Désir de Dieu, il aura pris les devants en répondant, de son vivant, à une voix qu’on pourrait dire celle de sa conscience, mais aussi d’un juge moral ou social, inquisiteur, parfois agressif, parfois complice, comme un double qu’il manipule parfois à son gré : jusque dans les esquives ou la mauvaise foi, du pur Chessex !
Mais très intéressant dans l’exposé du « tissu de contraires » dont sont faites sa vie et son œuvre. Le sexe y déboule illico sous forme d’images. Mais plus que le sexe : le corps, le corps de la femme, le corps d’une femme aimée, beaucoup plus jeune que lui, sa compagne pendant ces quinze dernières années, qui devient ici une personne de la plus grande importance, plus qu’aucun personnage de ses romans. Le sexe s’y incarne alors, mais aussi la tendresse et le partage. Et tout afflue dans la foulée : l’amour et la jalousie, la vie et les livres, le père et la mort, la peur et le désir, l’orgueil, l’obsession curieuse de la sainteté, le retour à la mère sévère mais douce, la littérature vécue comme une guerre mais aussi comme une délivrance, avec d’étonnantes fulgurances : du meilleur Chessex !
Dans la foulée, l’interrogé remarque qu’« on n’est jamais interrogé que par soi-même ». Et c’est le pacte indéniable, et tenu, de ce livre. Post mortem, Jacques Chessex se dévoile une dernière fois. Même brut de décoffrage, ce livre vibre et vit : sacré Maître Jacques !
Jacques Chessex. Interrogatoire. Grasset, 153p.