Se perdre dans les pages d’un dictionnaire est un voyage au long cours, d’un mot à l’autre, un cabotage autorisé. Pas de grandes traversées, mais la découverte de territoires secrets. Se perdre sans se noyer. Le voyage peut être infini.
L’usage des dictionnaires sur internet, même s’ils sont souvent très bien comme Lexigos par exemple, privent de cette possibilité de voyage. On va directement au but, on trace droit ; l’article sur le mot recherché apparaît en un click. On a tout, la définition, les citations, l’étymologie. Que demander de plus ? Ben, le mot au-dessus, au-dessous, dans la colonne d’à côté, quelques pages plus loin, trouver ce qu’on n’a pas cherché. Le dictionnaire de papier offre ce plaisir de la navigation au gré du vent, pas l’électronique.
On entre dans un dictionnaire rarement au début, on s’immisce entre les pages, on erre à la recherche du mot désiré. On ne le lit pas de A à Z. En principe.
Je devrais dire que j’ai fait une exception. Il y en a un que j’ai lu de A à Z, ou plutôt de Achebe à Zweig , car il s’agit du Dictionnaire du désir de lire (Cent romans contemporains du monde entier XXe XXIe) écrit par Benoît Jeantet et Richard Escot. Un dictionnaire pour susciter le désir de lire, s’il en était besoin, ce qui est sûr il est fait pour susciter le désir de lire des territoires qu’on n’aurait peut-être jamais accostés. Le choix des romans qui s’y trouvent est complètement arbitraire, assumé comme tel par les auteurs, et c’est bien. Parce que d’abord 100, ce n’est pas beaucoup, on en laisse toujours de côté, même s’ils se sont donné le droit de repêcher les regrets en ajoutant à la fin du bouquin une liste bis de 100 romans supplémentaires.
Chaque article est divisé en trois parties. D’abord, on nous présente l’auteur. Il faut raconter sa vie. Pour s’éloigner de l’ennui que procure la notice biographique avec naissance/mort (si c’est déjà fait), études, métier (s’il fait autre chose qu’écrire) premiers succès, etc, les auteurs ont choisi de les regarder, ces écrivains avec l’oeil d’un ami, de celui qui voit ce qui nous plaît chez lui. Là aussi, l’objectivité n’est pas leur principe.
Un jour l’état du Montana comprit qu’il compterait bientôt en son sein bien plus d’écrivains grisés par le « nature writting » que de grizzlis.
ceux qui ne lisent pas connaissent indirectement Jim Harrison rien que par le truchement d’Hollywood, où l’auteur de l’outdoor américain a fait l’autruche d’intérieur dans les années quatre-vingts, après le succès faramineux de Légende d’automne, Faux soleil et Dalva, scénariste avec pour seules exigences toujours à portée de main des M&M’s jaunes et le volant d’une Ford Taunus marron.
Un portrait esquissé en une page environ, pour chacun des auteurs présentés.
Un autre commence ainsi :
Est-il né à Itabuna, Ilheus ou Ferradas ? Après tout qu’importe. En revanche, ce dont on est certain, c’est que jorge Amado vécut près d’une plantation de cacao.
Parce que pour Benoît Jeantet et Richard Escot, c’est ça qui est important dans l’œuvre de l’écrivain brésilien.
La subjectivité, toujours.
Après la biographie, il y a une partie, intitulée Contexte. On replace le roman choisi dans l’œuvre de son auteur, on y parle parfois du contexte historique, souvent du contexte culturel du moment de sa création.
Pour Voyage au bout de la nuit, on nous raconte que :
En avril 1932, gonflé d’orgueil Céline poste sont premier manuscrit aux éditions Gallimard avec ce mot : « C’est le prix Goncourt 1932 dans un fauteuil pour l’Heureux éditeur qui saura retenir cette œuvre sans pareil. » Il a raison. Enfin presque. Sauf que c’est Denoël qui l’accepte ; sauf que le jury du Goncourt le lâche au dernier moment et lui préfère le 7 décembre, un dénommé Guy Mazeline pour un ouvrage sans grâce, Les Loups.
Enfin, la troisième partie, c’est celle du roman choisi, celle qui s’appelle Désir de lire. Même à l’intérieur de l’œuvre d’un écrivain, les choix ne sont pas toujours ceux qu’on attendrait. Bien sûr, cela la fait partie de la subjectivité encore, principe qui mène ce dictionnaire. Pas un résumé, mais une mise en ambiance, juste de quoi susciter le désir de le lire. Comment parler de
En trompe l’oeil, voici Vienne de l’intellectuelle, maman des artistes incapable de sentir le souffle de l’abîme tout proche, où se coudoient, en ondoyant au rythme de la valse, une incroyable invention et un profond désespoir. Partout « l’énergie ruisselle » au point que même les chevaux et les sportifs semblent avoir du génie, que la pensée passe désormais après les actes aussi vrai qu’ »il est simple d’avoir la force d’agir et si malaisé de trouver un sens à l’action ».
Ainsi en suivant l’alphabet, d’auteur en auteur, de roman en roman, on lit ce dictionnaire comme une passionnante aventure qui se passerait dans le monde de la littérature du XXé et début du XXIé siècle. Une aventure où seule l’œuvre est importante puisque c’est elle qui va nous marquer, entrer dans notre vie, la transformer un peu, car lire c’est ça, c’est se laisser habiter par les mots d’un autre, de cet autre qui a bâti un monde, rien qu’avec leur impalpable existence, pour en faire de la littérature.
Ce dictionnaire se lit d’abord comme un roman, puis une fois refermé, de multiples désirs de lire s’étant réveillés en nous, il va avoir enfin une existence de dictionnaire, c’est à dire sur l’étagère de la bibliothèque, où l’on viendra le déloger régulièrement, pour lire cette fois-ci un article sur Ailleurs peut-être de Amos Oz ou sur Les faux monnayeurs de Gide. Comme ça.
Dictionnaire du désir de lire
Cent romans contemporains du monde entier (XXe-XXIe)
Benoît Jeantet et Richard Escot
Préface par Olivier Barrot
Honoré Champion éditeur.
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