Dans mon précédent post, je vous décrivais mon ressenti par rapport aux relations entretenues avec ma fratrie. Je regrettais surtout que nous ne partagions plus rien au présent à part des repas de famille, nous ne faisons que nous croiser.
Je déteste rester assise autour d'une table pendant des heures sans sujet de conversation qui m'intéresse vraiment. Malheureusement nous n'avons plus grand chose à nous dire. Aussi nous nous contentons de parler de nos prochaines vacances, éventuellement des dernières, de nos projets à venir si nous en avons. Et ce que je déteste le plus, c'est qu'au nom de relations fraternelles, chacun y va de son conseil non sollicité et se permet de porter un jugement. Lorsque vient mon tour et qu'on me demande comment je vais, aucune question sur mon cancer, soit parce qu'ils s'en moquent, soit parce qu'ils n'osent pas, je réponds que je vais bien. Lorsqu'on me demande "quoi de neuf ?", je réponds "rien de spécial". Et c'est au tour du suivant...
J'écoute d'une oreille ce que chacun raconte, histoire d'en mémoriser les grandes lignes. Je trouve le repas interminable, je m'ennuie, j'ai le sentiment de perdre mon temps passé les dix premières minutes du plaisir des retrouvailles. Tout ça d'après moi parce que nous sommes devenus des inconnus, chacun offrant une mine réjouie, évitant de détailler ce qui lui tient vraiment à coeur, continuant à jouer son rôle qu'il occupait enfant dans la fratrie. Je pense que nous connaissons mal les adultes que sont devenus nos frères et nos soeurs à moins de les côtoyer davantage que dans mon cas.
Comme ce sont des moments vécus comme pesants pour moi, j'avais tenté, dans le passé, d'organiser des journées dans des parcs, des pique-niques, des invitations pour la montagne, mais rien à faire, ils préfèrent se retrouver autour d'un repas qui n'en finit pas. J'ai abandonné mes projets d'escapade en famille, histoire de se recréer des souvenirs communs, des moments de vrai partage ou on peut se rapprocher de l'un ou de l'autre en marchant, en admirant un point de vue, sans être en rond autour d'une table.
Ma fille aînée J., 9 ans, est très autonome. J'ai tout fait pour et je l'étais moi-même. Elle fait beaucoup de compétitions de ski sans nous, elle part pour la journée avec ses moniteurs régulièrement. Ils la ramènent dans la station où nous skions. A nous parfois de la retrouver sur les pistes où elle est repartie skier en nous attendant. La semaine prochaine, elle part tout un week-end skier en Italie avec son club. Prochainement, elle part à l'Ile d'Elbe avec les scouts pendant une semaine. Et depuis la semaine dernière, elle rentre déjeuner toute seule le midi. Elle prend un bus de ville, fait chauffer son repas, débarrasse, range tout, se détend, repart en bus de ville pour l'école. Elle doit gérer toute seule sa carte d'abonnement aux transports en commun, les clés de l'appartement, l'heure de départ. Elle commence à organiser des sorties au cinéma avec des amis sans adultes. Nous ressentons quelques inquiétudes à la savoir seule. Il suffit d'un incident sur les lignes de bus et comment fera-t'elle pour retourner à l'école ? Bref nous avons décidé de lui donner un portable pour ces moments où nous voulons conserver un lien avec elle lorsqu'elle est sans adulte. Il est hors de question qu'elle se promène tous les jours avec, qu'elle le garde dans sa chambre le soir. Nous l'éduquons sur une utilisation plus raisonnable du portable. Elle le met en mode avion pendant la classe. Ne l'allume que pendant sa pause déjeuner si elle revient chez nous déjeuner. Tout le reste du temps, lorsqu'elle est avec nous, le portable est éteint.
Il se trouve que nous avons pris ce portable et le forfait qui va avec, samedi matin, en présence de ma soeur et son mari. J. part la semaine prochaine. Nous voulions qu'elle l'ait avant, avec elle. Aussi lors du repas de famille de samedi midi, ce sujet a occupé les débats bien malgré moi. Je me suis sentie jugée comme étant une mauvaise mère et pour une fois, on a même mis mon cancer sur la table comme circonstance aggravante à cette décision. Je rappelle que personne n'a d'enfants dans ma fratrie, personne n'a de cancer non plus d'ailleurs...
La pire chose qu'on puisse me dire, c'est que je veux donner le cancer à mes filles. Je vis avec ce cancer tous les jours, je ne l'oublie jamais. Jeudi encore, j'ai ma perfusion d'herceptine. A tout moment, je peux récidiver. Je ne souhaite à personne de vivre ça. Je fais tout pour que mes filles vivent dans un environnement sain, enfin le plus sain possible compte tenu de notre époque, de notre mode de vie. J'ai la terreur qu'un jour l'une d'elles puisse avoir un cancer. Je sais parfaitement que le portable, les antennes relais sont des polluants mais je suis aussi inquiète pour ma fille lorsqu'elle est seule. Je pense être une adulte responsable et j'essaye de faire de mon mieux pour que mes phobies du cancer ne paralysent pas mes filles dans leur quotidien.
Alors que ma famille semble faire l'autruche au sujet de mon cancer, là tout à coup, on me le renvoie en pleine figure. J'ai été très blessée par cette attitude. Inutile de vous dire, que je ne suis pas restée impassible comme il aurait fallu. J'ai pris mes affaires et j'ai foncé vers l'ascenseur. On m'a retenue, je suis restée, pourtant j'étais bien décidée à quitter ce tribunal, mais un grand froid a persisté entre l'accusateur et l'accusée (moi en l'occurence) jusqu'à notre départ. J'ai appris aujourd'hui qu'aucun n'avait compris ce qui avait eu cet effet détonateur sur moi. Ils pensaient tous que j'étais fatiguée. Incompréhension totale.
J'ai enfin compris ce qui a suscité une telle réaction à mon encontre : la peur du cancer. Ils sont morts de trouille face au cancer. Voilà pourquoi ils ne m'en parlent pas. Voilà pourquoi on me rend mes livres portant sur le cancer de près ou de loin sans les avoir lus. Voilà pourquoi ils ne viennent surtout pas lire ce blog. Ils évitent le cancer, ils évitent tout ce qui peut leur rappeler. Ils ont peur d'être le prochain sur la liste. Je ne peux pas accepter un tel comportement moi qui le côtoie au quotidien. Si j'avais le quart de leur peur, je resterais terrée chez moi à pleurer sur mon sort à guetter tout signe suspect. J'essaye de vivre le plus normalement possible, de surmonter cette peur et ce sont eux qui me reprochent d'en faire trop. Je ne dois pas assez bien tenir mon rôle de cancéreuse.
Maintenant que j'ai réalisé cette frayeur absolue qu'ils ont au fond d'eux, je sens le fossé se creuser encore plus entre eux et moi. Inutile de vous dire que c'était le dernier repas de famille. Il faudra vraiment un mariage ou je ne sais quelle grande occasion pour me faire revivre une telle cohabitation et courir le risque de souffrir par des paroles prononcées sous l'emprise de la peur du cancer mais qui m'impacteront. J'ai vraiment été blessée. Je n'ai pas besoin de leur peur, j'ai besoin d'empathie et c'est exactement ce que je ne peux pas attendre d'eux. C'est sûrement la dernière chose qu'ils feront, se mettre à ma place. Ils auraient bien trop peur de tenter le diable.
Le cancer a encore joué son rôle, un vrai révélateur, mais parfois j'aimerais qu'il fasse un peu moins de ménage autour de moi. J'ai beau être prévenue, m'attendre au pire, j'arrive encore à être blessée par ces désertions.