Février 1982

Publié le 01 avril 2011 par Addiction2010

 C’est un petit groupe de jeunes hommes, plusieurs sont barbus, certains fument le cigare. De loin, on pourrait penser qu’il s’agit d’activistes cubains envoyés là pour aider la révolution. Ils sont debout, sur une hauteur qui domine la route qui mène au campus de l’université d’Abidjan. En fait de cubains, ce ne sont que des français, envoyés là pour enseigner et dont la première motivation était d’échapper aux ridicules exercices militaires. Ils ne sont en Côte d’Ivoire que depuis quelques mois mais déjà, ils se sentent bien dans ce pays calme où l’hiver n’arrive jamais. La chaleur pourrait être accablante en cette saison sèche mais ils sont habitués. Ils n’ont pas vingt-cinq ans, et à cet âge là, on s’adapte vite.

A peine quelques mois plus tôt, ils ne savaient rien de ce pays, ni de l’Afrique en général. Abidjan n’a plus beaucoup de secrets pour eux. Très vite, ils ont découvert les nuits de Treichville mais ce n’est pas le plus important. Ils habitent Cocody mais n’hésitent pas à fréquenter le marché d’Adjamé. Ils s’y sentent parfaitement en sécurité. Certes, on leur a fait la leçon : ne pas traîner n’importe où, se méfier la nuit… Mais la plupart de ceux de ce petit groupe là ont déjà pas mal bourlingué et visité de nombreux pays et ils savent que même s’ils ne roulent pas sur l’or, ils sont riches en comparaison des gens ordinaires de ce pays et que trop le montrer est une manière de provocation. Alors le soir, ils sortent sans montre, habillés simplement, avec juste un peu d’argent sur eux. Et quand ils vont au marché d’Adjamé, ou à celui de Treichville, c’est évidemment sans richesse ostentatoire. De toute manière, ils n’auraient pas grand-chose à afficher mais ce qu’ils ont est déjà beaucoup pour le petit peuple de ce pays. Ils le savent.

Ces jeunes hommes là ont une conscience politique. Quelques mois plus tôt, ils sont allés voter pour François Mitterrand et ce soir du 10 mai, l’orage les a trouvés place de la Bastille. Ils sont un peu frustrés d’être loin de la France à ce moment là mais ils n’ont pas eu le choix : le service national, c’était obligatoire et c’était maintenant. Et puis, ils sont bien en Côte d’Ivoire, les jours sont paisibles et malgré le peu d’argent dont ils disposent, la vie est facile.

Mais ce jour là, c’est l’imprévu qui apparaît. Ils ne le savent pas encore mais l’université va être fermée pour plusieurs semaines. Les étudiants ont quitté les cours, rameutés par quelques uns d’entre eux qui leur ont demandé de les rejoindre dehors, parce qu’un évènement grave était en train de se produire. Alors les profs sont sortis aussi, et le petit groupe s’est formé, à l’extérieur. De là où ils sont, ils voient à gauche les étudiants massés à l’entré du campus, à côté de la station service installée là. Et sur la droite, en contrebas, ils aperçoivent les policiers. Ils sont nombreux, casqués, matraque au poing. Les jeunes hommes sont des habitués des manifs parisiennes, ils reconnaissent en ces policiers africains les CRS que le pouvoir de Giscard envoyait pour les impressionner, ceux qu’ils voyaient parfois à l’intérieur de leurs cars tranquillement installés avec une bouteille de vin rouge. Ils ne savent pas comment peuvent réagir ces CRS ivoiriens. L’un d’eux a l’idée d’utiliser une radio et d’écouter ce que disent les flics. Très vite, ils comprennent que les policiers ivoiriens sont encadrés par d’autres coopérants, qui n’ont guère de points communs avec eux. Ceux là, ils auraient pu les croiser à Paris, ils avaient aussi une matraque et c’est sur eux qu’ils auraient frappé sans vergogne.

Les étudiants attendent. Il faut les prévenir que la police va charger et investir le campus. Mais les étudiants sont fiers, ils ont beau connaître leurs profs, à peine plus âgés qu’eux, ils veulent régler cela entre compatriotes, et même s’ils savent que de l’autre côté les conseillers techniques experts en répression sont prêts à en découdre, ils ne veulent être accusés d’être manipulés par des agitateurs étrangers. Alors, les jeunes hommes leur disent qu’ils sont là, qu’ils ont quelques informations pour eux, et que s’ils ont besoin d’un coup de main, ce sera avec joie mais pour l’instant, ils retournent à leur point d’observation d’où ils resteront neutres, même si sans doute les CRS français les ont déjà repérés avec leur allure de gauchistes écervelés. Eux sont là pour maintenir l’ordre, pour que ce bon Houphouët-Boigny continue paisiblement à administrer son pays et à envoyer quand bon lui semble son argent en Suisse, comme le fait tout homme sensé. Mais cela, ce n’est que quelques jours plus tard que le Vieux le dira à la radio lors d’un très long discours que tout le pays, fidèle ou contestataire, ivoirien ou étranger, suivra avec attention.

Bientôt, comme prévu, la police charge. Les jeunes hommes assistent impuissants à l’arrestation de leurs élèves. Ils seront emmenés à Akouédo et personne ne saura bien ce qu’ils ont pu y subir. Sans doute, comme c’est la coutume les y aura-t-on déshabillés, les laissant en slip, ce qui est plus pratique pour les menacer et les frapper si besoin est et pratique probablement hérité de la police coloniale. Quelques uns ont échappé à la rafle et reviennent. Il n’y a plus de bus, les policiers barrent le passage. Ils ne pourront pas rentrer en ville et n’ont aucun moyen de prévenir leur famille qu’ils sont sains et saufs. Alors les jeunes hommes vont en prendre quelques uns dans leurs voitures. Ils savent par où passer pour éviter le barrage qui a été installé par les flics sur la route principale : il suffit passer par l’arrière du campus où des chemins de terre permettent de rejoindre Cocody, du côté où la Riviera est encore un peu un gros chantier. Et si jamais un policier les arrête, leur qualité de blanc leur évitera des ennuis et ils diront que ce sont leurs étudiants qu’ils transportent, des étudiants qui n’ont pas participé à l’émeute.

L’affrontement a duré une matinée. L’université a été fermée plusieurs semaines. Les étudiants ont repris leurs études normalement. Le pouvoir d’Houphouët a un peu vacillé mais rien n’a changé, le parti unique et obligatoire est resté en vigueur. Quant aux jeunes hommes, ils ont repris eux aussi les cours et le cours de leur vie paisible quoique tout de même agitée certaines nuits…

Alors pourquoi raconter cela aujourd’hui ? Tout simplement parce qu’à l’origine de cette manifestation violemment réprimée par la police d’Houphouët assistée de conseillers techniques venus de France, il y avait une conférence interdite. Et cette conférence était donnée par un obscur professeur ivoirien nommé Laurent Gbagbo.

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