Chose étonnante. Depuis que j’avais choisi Emilie Picheron comme protagoniste de mon roman, celle-ci se transformait peu à peu au quotidien. Plus douce, plus lumineuse, elle était devenue presque jolie. C’était quasi imperceptible. A vrai dire, je ne l’aurais sûrement pas remarqué si je ne lui portais pas désormais une attention professionnelle. Après tout, j’étais un peu devenu son auteur. Surtout, ma collègue s’était mise à porter les cheveux en chignon, dévoilant une nuque délicate, fragile, désirable.
Je ne doutais pas un instant que ce fussent mes mots qui la sublimaient ainsi. Ce que j’écrivais en douce le soir la métamorphosait le jour. J’écrivais la nouvelle Mlle Emilie Picheron ; une Emilie qui avait désormais une autre manière d’incliner son visage vers son ordinateur, une Emilie un peu absente qui mettait toujours un certain temps avant de vous répondre comme si elle savourait encore l’effleurement de vos paroles sur sa peau. Une Emilie, posée, qui ne parlait plus qu’une seule langue, un joli français un peu daté, dénué d’anglicisme et de cool-attitude. Une Emilie qui commençait ses phrases et les terminait. Face à l’étrangeté du phénomène, j’interrogeais évidemment mes livres et découvris le piège érotique des femmes laides. Imprudent, comment avais-je pu ignorer les enseignements de mon maître Marcel Proust ? “Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination…” J’appelais illico mon ami qui se targuait de littérature :
- Arrête, vieux, tu te racontes des histoires !
- Oui, je sais, c’est bien ça, mon problème.
- Primo, je ne pense pas que ton Emilie se soit embellie. Secundo : si même c’était le cas, cela n’est lié en aucun cas à ce que tu écris sur elle…
- Mais c’est pire : si ce n’est pas elle qui a changé, c’est moi !
- Oh, écoute, c’est normal d’aimer les personnages de son roman. C’est comme en psychanalyse. Une sorte de projection qui te fait aller à des sentiments déplacés. Ca se régule, tu passes de l’amour à l’haine, et puis basta !
- Attends, je ne suis pas amoureux de la Picheron.
- T’inquiète, tu la tueras au moment voulu.
- Pardon ?
- Dans ton roman, bien sûr.