Arriver dans une ville digne de ce nom fut pour toute la famille un grand soulagement. Strasbourg c’était encore l’Alsace mais en plus coloré et le quartier où nous avons emménagé portait une particule en son milieu, le D qui le différenciait de son voisin malfamé, Neuhof. Les habitants de Neudorf semblaient tenir à ce privilège obsolète. Ma mère avait d’ailleurs insisté sur le fait que ce grand bâtiment en L n’était pas un HLM ; pour nous c’était égal mais elle se rassurait comme ses voisines de n’avoir pas franchi encore la frontière invisible qui la séparait d’une misère qui s’approchait inéluctablement.
J’entrais en 6ème au lycée Albert Schweitzer, à une bonne demi-heure de marche rapide. Le jour de la rentrée, à l’heure de la récré, une des filles de ma classe était tombée et s’agitait au milieu du cercle aussitôt formé autour d’elle dans un brouhaha qui m’avait éloignée ; mais j’avais vu ses yeux se révulser. Déjà impressionnée par sa taille et sa corpulence le long de l’interminable couloir qui nous menait à la classe, je m’étais sentie lilliputienne à ses côtés. Sa poitrine démesurée m’avait parue anachronique et j’avais finalement été placée entre elle et une autre fille tout aussi impressionnante car elle était maquillée, ce qui accentuait le ridicule de la situation. Cernée par ces deux filles plantureuses au corps déjà formé me rangeait au rang de fourmi ou tout autre insecte que l’une ou l’autre pouvait à n’importe quel moment faire disparaître d’un seul geste.
Gaby, la maquillée me l’avait d’ailleurs fait savoir alors que j’observais à la dérobée, fascinée,son maquillage arc en ciel. « Je suis fille de forain et l’école je m’en tape alors fais gaffe » avait elle lâché en me poussant violemment. Finalement, ces deux filles étaient devenues mes gardes du corps dès qu’elles avaient compris que je ne représentais aucune menace mais peut-être un atout, puisque, magnanime, je les laissais copier sans problème à l’écrit ou leur soufflais les réponses à l’oral.
Un jour, à l’heure du déjeuner, alors que l’une partait pour la cantine, l’autre, Maryvonne l’épileptique marchait sur mes pas, d’une démarche un peu lourde, claudicante, comme si son corps lui pesait tant qu’elle devait le charrier en soufflant péniblement à chaque enjambée. Arrivées à un croisement, elle me demanda vers où j’allais et me proposa son raccourcis qui passait comme par magie par un champ insoupçonnable. Un morceau de nature tombé là par hasard, comme oublié, coupé par un ruisseau malingre mais chantant. Mon sourire à sa découverte avait alors celé une sorte de pacte secret entre nous et pendant un trimestre, c’est en sa compagnie que j’ai effectué ce trajet pénible du midi rendu soudain attractif. Cette parenthèse champêtre ne devait pas durer plus de cinq minutes et débouchait sur une rue bruyante et polluée. C’est là que nous nous séparions jusqu’à treize heures environ, pour refaire le même trajet. Chaque matin, je me réservais ce chemin détourné. La nature pour moi seule au milieu du béton. Comme une respiration que j’associais à un mystère que je n’ai jamais cherché à percer, de peur qu’il disparaisse. Je le voulais entier.
Lors d’un de ces périples, alors que nous gravissions le petit fossé qui nous séparait de la route, Maryvonne me pinça soudainement le bras, ce qui me fit hurler tandis qu’elle s’écriait triomphalement : « deux-chevaux-verte ». C’est elle qui m’apprit la règle de ce jeu assurément débile consistant à pincer l’autre à la vision du véhicule. Elle ne cessait de rire et postillonner, ce qui ne fit qu’accentuer ma méprisable colère. Maryvonne était lourde, certes mais il ne s’agissait que d’un jeu idiot, disparu en même temps que cette incroyable auto. Elle a disparu, elle aussi ; n’est jamais revenue après les vacances de Noël. Il me semble qu’on nous ait dit qu’elle avait changé de lycée mais je n’en suis pas sûre. Effacée de ma mémoire, elle est réapparue lorsque j’ai vu la pochette du disque de Nino Bear Brown « deux chevaux verte sans retouche ».
Maryvonne portait toujours la même tenue, celle des vieilles femmes dont elle trimbalait aussi l’odeur : une jupe en tergal beige, tombant à mi-mollets, un sous-pull synthétique de la même couleur recouvert d’un vieux gilet marron. Mais je me souviens de son beau profil de madone, tandis que sa face n’inspirait qu’un vague dégoût. Ses yeux, son nez et sa bouche gouttaient constamment et il fallait avoir le cœur bien accroché pour ne pas détourner le regard.
Tous ces visages, ces noms qu’on croyait oubliés sont autant de chemins de traverse qui mènent au même champ miraculeusement intact de ma mémoire sauvage.