Les guerriers de la dune : La fille du Mad'Jarra

Publié le 18 décembre 2010 par Jeaf

Nouvelle ou conte ?
Extrait du recueil de nouvelles, contes et poésies "Les Guerriers de la Dune".
Publié sur My Major Company Books en novembre 2010

"Il y a des femmes qui ne comptent pas leurs amants
mais qui à certains ont laissé des marques
aussi profondes qu'un amour éternel."

J’ai rencontré Inès par une nuit de souvenirs, la face cachée de nos mémoires.
Ce que je sais, c’est qu’elle occupait une pièce aux couleurs soutenues, parée de dorures au plafond et de détails baroques, mais je ne sais plus si je l’ai vraiment rencontrée.
On y accédait par une ruelle étroite et bien plantée, aux toits pointus, aux odeurs fortes et à l’air épais des métropoles de l’Asie, bordées de buildings.

Elle saisit tout de suite que je marchais dans le ciel d’une femme infidèle, funambule de l’amour accroché au fil ténu de l’espoir et que seule une chute brutale pouvait encore me guérir ou au moins, me faire atterrir.

Alors, elle me raconta cette histoire :

- Dans un pays oublié, plus à l’Est que l’Orient, le royaume de Jarra, la fille d’un Mad’Jarra, grand notable local, avait un prétendant. Mais elle était un peu volage. Elle était aussi très attirée par un jeune prince ottoman qui venait parfois faire commerce dans ces contrées.
Certes, avec son prétendant, ils avaient déjà consommé une bonne part de leur virginité. Car c’était coutume dans le pays, et sur ce point, elle n’était pas en reste.

Un soir, elle décida de trancher, d’inviter le prince et de laisser le sort choisir. Profitant d’une dispute avec son promis, elle s’enferma dans sa chambre.

Elle posa sur la table basse, près de son chevet, un coffre en bois peint avec deux tiroirs identiques. Dans le tiroir du haut, elle y plaça l’indispensable pour l’amour dans ce pays, « l’élixir magique du désir ».
Dans le tiroir du bas, elle y enferma les paroles les plus enflammées qu’avec son prétendant, ils avaient échangées.
Elle fit installer des bougies, des dattes et des fruits secs, sortir tout son train d’un claquement de doigt et fit venir le jeune prince dans ses appartements.

Devant tant de courtoisie et d’attention le prince sous le charme la couvrit d’éloges sur sa grande beauté et son goût raffiné, si bien que les compliments franchirent très vite la galanterie.
Le moment venu, la fille du Mad’Jarra demanda à son amant, dévêtu et empressé, de prendre l’élixir dans le coffre sur la table.

L’homme tendit le bras...
S’il choisissait le tiroir du haut, celui du précieux onguent, c’était bénédiction pour leur acte et un signe d’adieu pour le pauvre fiancé. S’il choisissait le tiroir du bas, celui où les paroles étaient enfermées, ses mots d’amour courraient une chance d’être à nouveau prononcés.

Inès s’arrêta de parler, elle réfléchit un instant et dit :

- Tiens ! Je ne me souviens plus quel tiroir il ouvrit... Quelle importance, dans tous les cas, il l’épousa.

Puis elle reprit son souffle et continua :

- Durant de longs mois, ils s’étreignirent et s’endormirent près de ce coffre qui servait à l’élixir, mais où la jeune épouse avait laissé depuis, les mots emprisonnés dans le tiroir du bas.<
Pour procéder d’une certaine magie dont elle seule possédait le secret ?
Qui sait...?

Inévitablement, un beau jour, le prince ouvrit le tiroir du bas, les mots jaillirent à ses oreilles et s’échappèrent. Il accusa sa femme de porter encore son ex- prétendant dans sa flamme. La dispute fut fatale. La fille du Mad’Jarra retourna chez son père.

Alors, inlassablement, elle reprit son coffre à deux tiroirs et le posa de nouveau près de son chevet. Elle cacha soigneusement dans le tiroir du bas, juste sous le tiroir à élixir, à la place des mots envolés, les mots d’amour les plus enflammés de son ex-époux cette fois, le prince ottoman.
Puis elle s’apprêta.

Peu de temps s’écoula avant qu’un nouveau prétendant fût trouvé...

Je me réveillais en sursaut, quel drôle de rêve ! Quelle drôle de nuit ! Épuisé, je m’étais assoupi sur un banc au bord du canal. Les jonques vacillaient en ondulant sous les gratte-ciel qui apparaissaient lentement dans la brume et la pollution.

Une étrange sensation "d’avoir vécu" pendant mon sommeil avait effacé le souvenir de cet amour impossible et son miséreux ballot de regrets et de remords. Je me souvins un court instant du petit coffre sur la table de nuit près de son lit, mais je ne me souviens pas avoir regardé dedans... Elle avait enfin disparu.

Devant moi, debout, droit et fier, il y avait un homme de la nuit. Dans l’ombre, c'était un Touareg, un guerrier du désert, un cavalier sans peur qui s'était perdu dans l'Islam de l'Asie. Il avait le visage raviné comme une rose des sables, et l'œil du fennec.
A la lumière, c’était un mendiant, je l'ai rencontré ce matin-là, dans cette jungle urbaine de Singapour, je sais que c'était le matin mais je ne sais plus si je l'ai vraiment rencontré.

Il m'a dit :

- Vois-tu cette vallée où nous sommes... En désignant le quai miteux.
Elle fait le tour de la terre.
Tu vois les hautes montagnes de ce coté-ci ? En désignant les immeubles.
Et bien derrière, il y un désert, si tu avances dans le désert jusqu’à ce que les montagnes disparaissent derrière toi, et si tu continues tout droit, d’autres montagnes apparaîtront devant toi.

Il se retourna et me montra les immeubles de l’autre côté du quai puis ajouta :

- Tu seras arrivé là, au même endroit... !
Le désert est grand, mais ton âme est plus grande que le désert, alors pourquoi cherches-tu ton chemin ami ?

Et ça, je m'en souviens bien !