UN PAYSAGE NON MELANCOLIQUE.
J’aime me protéger de la lumière en me réfugiant dans un cocon de brume ou de brouillard. Je ne vis bien que dans le mystère de l’ombre d’où, peut-être, mon attirance pour l’univers de l’espionnage tel qu’il est mis en scène par John le Carré. J’ai la sensation d’avoir, d’entrée de jeu, été mis dans l’obligation de cacher quelque chose, quoi ? Je ne le sais pas, bien que je me doute que la sexualité ait à voir avec cela. Longtemps j’ai caché à ma famille que j’écrivais. J’ai décidé d’être né à Ostende, de l’union du sable et de la mer. J’ai donc pris des risques. Pourquoi ? Probablement afin de me distancier du soleil algérien, celui des heures passées dans le djebel à attendre, pour assurer leur protection, le passage des convois civils et militaires. Claude Delmas écrit : On dirait que Venaille a peur du soleil, comme si celui-ci lui avait tapé sur la tête pendant son séjour dans le bled, comme s’il avait vu le crime à l’état brut, sans l’ornement d’une ombre. Cela doit être vrai. D’où l’appartenance au clan très fermé de ceux qui parlant du vent et le voyant tourner au nord, utilisent ce mot rare (cher à Pierre Grouix) qui, moi, me fait rêver : « nordir ». J’aime le ciel gris. Le froid. La pluie incessante et la présence bien réelle de ces cafés qui font face à la mer. Je sais que je me suis créé un paysage mental qui ne coïncide pas avec la réalité du pays (la Belgique, en sa partie flamande) mais qui, toujours, la respecte. Je ne trouve pas qu’il s’agisse là d’un paysage fait de douleur. D’ailleurs, je ne suis pas triste. Il me semble que c’est un sentiment (une sensation ? un état ?) que j’ai pu dépasser. Parfois je pense que, marchant face au vent, je suis semblable à un alphabet qui égare ses lettres. Dès lors il faut que je fasse avec celles qui demeurent à ma portée. C’est peut-être de là que provient mon souci de concision. L’écriture aura été la plus grande affaire de ma vie. Je n’ai vécu que pour elle, tentant toutefois d’échapper à la poésie. Pour cela j’ai été injuste. J’ai participé à un livre au titre sans équivoque: Haine de la poésie. En tout cas je me suis toujours méfié d’elle et, sur le fond, c’est un sentiment qui est encore mien. J’ai travaillé dur pour la conduire dans mes eaux, sur mes terrains, là où je souhaitais qu’elle fût. J’évoquais le vent du Nord. C’est un compagnon étrange chez qui cohabitent angoisse et peur. Les mots chuchotent, regardent, choisissent leur camp. Ils sont d’une même fratrie, ce quoi n’empêche nullement qu’ils se fassent la guerre. Pour moi la poésie est ce qui ressemble le plus à ce combat fratricide de la langue contre elle-même.
Franck Venaille, C’est nous les Modernes, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2010, pp. 11-12.
FRANCK VENAILLE
■ Franck Venaille
sur Terres de femmes ▼
→ Ça
→ Quand la lumière née de l’estuaire
■ Voir aussi ▼
→ (sur « Lettres d’Idumée », le blog de Marie Étienne) une lecture C'est nous les Modernes de Franck Venaille, par Marie Étienne (article « Un écrivain forain », paru dans La Quinzaine Littéraire n°1028 du 16 au 31 décembre 2010)
→ (sur Exigence : Littérature) une lecture de C'est nous les Modernes de Franck Venaille, par Tristan Hordé
→ (sur remue.net) "Voici ceux qui comptent pour moi", Franck Venaille, par Jacques Josse (lecture de C'est nous les Modernes)
Retour au répertoire d’avril 2011
Retour à l’ index des auteurs