«La lecture», qui représente madame Manet en 1868, est prétexte à un éblouissant «morceau de peinture», une symphonie de blancs qui fera dire à Zola: «Je ne crois pas qu'il soit possible d'obtenir un effet plus puissant avec des moyens moins compliqués».
Edouard Manet n'avait fait l'objet d'aucune exposition d'ensemble en France depuis plus de vingt-cinq ans. Le musée d'Orsay, au travers d'une centaine de toiles, cerne une nouvelle figure du peintre. À découvrir en avant-première.
Olympia, «cette horrible toile, est comme un défi jeté à la foule. Qu'est-ce que cette odalisque au ventre jaune, ignoble modèle ramassé je ne sais où. Ça, Olympia? Une gorille femelle, plutôt.» Si les impressionnistes furent collectivement la cible favorite de la critique dès qu'ils exposaient, Manet, lui, fut litté ralement traîné dans la boue, traité de malfaiteur, regardé comme une bête curieuse. Le public se bousculait là où il exposait pour ricaner et l'injurier, pour dénoncer une œuvre au goût de scandale: provocante, cette Olympia aux chairs sales, provocants, ces hommes habillés près d'une femme nue dans Le Déjeuner sur l'herbe. Mais que reprochait-on à Manet?
On aimait alors la peinture fardée, les surfaces porcelainées et les tons suaves. Les nus des peintres à la mode, les académiques, ceux qui étaient bien vus par l'Institut, étaient bien plus affriolants que ceux de Manet, mais ils avaient le prétexte de la mythologie, ils étaient baptisés La Naissance de Vénus ou Nymphes dans un paysage. Manet, en peignant non pas une déesse, mais une simple femme nue, va choquer. Il osait ainsi affirmer que la vie quotidienne est le plus noble des sujets, il entendait libérer la peinture des carcans de la convention historique, anecdotique, morale afin de créer un art neuf, dans les mouvements de la vie. Manet refusait les faux-semblants, les poses et le mensonge, il recherchait la vie, il quêtait la vérité, il disait vrai et juste. Mais la société n'était pas préparée à comprendre l'étonnant phénomène dont elle était alors le témoin. En revanche, le réalisme de Manet va rassembler autour de lui nombre de jeunes artistes en réaction contre l'art officiel.
Le «groupe des Batignolles»
Personne n'était moins préparé que Manet à ce rôle de porte-drapeau du nouveau mouvement. Aucun manifeste, aucune revendication théorique ne précédera son œuvre. Il était né à Paris, en 1832, rue des Petits-Augustins, entre l'Ecole des beaux-arts et l'Institut, lieux où une carrière réussie de peintre voulait que l'on commence et que l'on finisse. Manet n'entrera ni à l'un ni à l'autre. Sa vie sera sans légende et sa carrière ne se prête à aucun de ces mythes passionnés où le public aime à reconnaître en l'artiste un aventurier exceptionnel ou un être marqué par le destin. Un talent précoce pour le dessin et la caricature lui fait orner avec brio ses cahiers de classe et quand il se formera dans l'atelier de Thomas Couture, «au lieu de copier les modèles casqués, il crayonnera les têtes de ses voisins, rapporte son complice Antonin Proust, (...) il semble que le dessin et la peinture incarnaient déjà pour lui une forme d'opposition et de libération». Manet présente son premier tableau au Salon de 1859. Le Buveur d'absinthe est refusé, mais cet échec est aussi un succès puisque l'art de Manet sera défendu, au sein même du jury, par Eugène Delacroix et dans le Paris artistique par Charles Baudelaire. Manet fait d'ailleurs partie de ces peintres, comme Delacroix avant lui et Picasso après, qui surent plaire aux écrivains. Après la mort de Baudelaire, Zola, de sa voix forte, défendra Manet. Puis ce sera au tour de Stéphane Mallarmé.
Olympia, 1863.
C'est après le refus du Fifre par le jury du Salon, en 1866, que Zola prend pour la première fois la défense de Manet dans L'Evénement, un journal à grand tirage. L'année suivante, il publie une étude très clairvoyante sur le peintre: «Je ne crois pas, écrit-il, qu'il soit possible d'obtenir un effet plus puissant avec des moyens moins compliqués.» C'est certainement à Manet que nous devons la naissance de cette peinture sans autre signification que l'art de peindre. Tout naturellement, les jeunes artistes des années 1860, Bazille, Cézanne, Monet et Renoir, se tourneront vers Manet, vers celui qui avait ouvert la voie à la peinture moderne. Avant qu'on ne leur donne le nom un peu réducteur d'impressionnistes, on parlera d'eux comme du «groupe des Batignolles», quartier où se trouvaient l'atelier de Manet et les cafés où ils se réunissaient, le Guerbois et la Nouvelle-Athènes. Pourtant, en 1874, quand le petit groupe décide d'exposer ensemble, Manet va se récuser, abandonnant à Monet la place de chef de file.
Un «impressionniste distant»
Contrairement aux autres, il n'aime pas peindre en plein air. Ce n'est que rarement (Les Canotiers d'Argenteuil, En bateau) et sans véritable plaisir qu'il poursuivra en extérieur, dans la pleine lumière des champs et des bords de Seine, ses recherches parfois si semblables aux leurs. Alors même qu'il donne un aspect de fête à ses paysages d'Argenteuil, il avoue préférer le travail en atelier. Contrairement à Monet ou Renoir, champions de la peinture claire, Manet se veut l'historien du monde moderne. Il ne fut jamais qu'un «impressionniste distant». En revanche, les sujets pris dans la vie contemporaine se succèdent dans son œuvre: Dans la serre, Chez le père Lathuille, Un bar aux Folies-Bergère, où l'on voit bien ce qui fait son style si particulier. Le peintre supprime non seulement le contour des choses, mais aussi certaines demi-teintes, certaines valeurs intermédiaires. C'est en cela que son art est tellement novateur: Manet obtient des effets puissants avec des moyens simples. Cézanne l'a dit plus joliment: «Ce qui fait que Manet fut un véritable précurseur, c'est qu'il apportait une formule limpide à une époque où l'art officiel n'était que boursouflure et convention.»
Liseuse à la brasserie, 1878.
Vers 1879, quatre ans avant la mort de Manet, le ton des critiques à son égard a changé. Il y a bien encore quelques irréductibles qui continuent à l'ignorer, mais l'opinion la plus fréquen te est que Manet s'est assagi. J.-K. Huysmans ne cache pas son adhésion aux dernières toiles du peintre: «C'est la vie rendue sans emphase, telle qu'elle est, et c'est en raison même de sa vérité une œuvre crâne, unique dans la culture moderne.» On a aujourd'hui du mal à comprendre qu'on ait pu contester si injustement à Manet la noblesse simple de ses sujets et son aisance à les peindre avec une concision exemplaire. Il est en cela très différent de ses contemporains: Manet n'échappe pas à son temps alors que Cézanne ou Van Gogh, quelques années plus tard, parviendront à se détacher à peu près totalement du contexte social pour exprimer leur individualité d'artiste repoussé par la société, comme Vincent, ou isolé dans sa communion avec la nature, comme Cézanne.
Quand Manet fut trop malade pour mettre en route de grands tableaux, il fit des portraits, de femmes surtout, ceux de ses belles amies qui lui rendaient visite: Victorine Meurent, le modèle de l'Olympia, l'actrice Ellen Andrée, Nina de Callias, déjà célébrée par Verlaine, et Méry Laurent, «entretenue» de haut vol, dont Mallarmé était lui aussi épris. Entouré de ses fidèles, il s'éteignit à 51 ans, confiant à son ami Théodore Duret le soin d'organiser la vente de son atelier. Sa carrière d'artiste avait à peine duré plus de vingt ans. Alors qu'Antonin Proust achevait l'éloge de Manet au cimetière de Passy, Degas murmura: «Il était plus grand que nous ne pensions.» Monet, de son côté, allait sacrifier près d'une année de sa vie de peintre, en 1890, en luttant pour faire acheter l'Olympia par un groupe d'artistes et d'amateurs afin de l'offrir ensuite à l'Etat. De son temps, on avait mal pardonné à Manet ses visions si vraies du monde extérieur; on l'en aime davantage aujourd'hui, où l'on attend de la peinture quelque chose de plus émouvant que le reportage de la réalité.
«Manet, inventeur du moderne», Musée d'Orsay, 62, rue de Lille, 75007 Paris, du 5 avril au 3 juillet 2011.
Outre le catalogue très complet et remarquablement écrit qui accompagne l'exposition (ouvrage collectif dirigé par Stéphane Guégan, Gallimard, 336p., 42€), deux excellents Manet paraissent: l'un de James Rubin (Flammarion, 416p., 75€), l'autre de Beth Archer Brombert (Un rebelle en redingote, Hazan, 480p., 28€).