À propos du crime abominable de masturbation, inventé en 1712. Onania & Co, ou l'exploitation d'une peur attisée aux fins de surveillance sociale et de petit commerce...
L’erreur de Narcisse, pour reprendre le titre d’un bel essai sublimatoire de Louis Lavelle, serait en somme de se concentrer sur son genou. Mais y a-t-il de quoi en faire une affaire ? À vrai dire, la chose fut un détail pendant des siècles et, curieusement, ne devint colossale que sous les Lumières, juste enfumées de smog moral anglais...
Il y a là de quoi réfléchir et réviser quelques préjugés: comment une fantaisie sensuelle devint LE sujet de l’opprobre et de la malédiction, une obsession pour beaucoup et le lieu du châtiment intime, le butoir du surveiller et punir. Michel Foucault a documenté la chose, qui prend aujourd’hui une nouvelle dimension par le truchement d’Internet et des webcams, foyers virtuels d’une sensualité océanique et du nouveau commerce privé de l’exhibition. Or ce qui m’intéresse là-dedans est le travail de la fiction. Pessoa parle des « fictions sociales » qui nous construisent pour ainsi dire en tant qu’individus reliés aux autres, dans un jeu relativiste à variables innombrables.
Pour en revenir au genou de Narcisse, précisément désigné par Caravage, la petite chose devient une vraie folie au début du XVIIIe (plus précisément en 1712, avec la parution d’Onania, écrit longtemps anonyme qui deviendra THE best-seller de l’époque et pour longtemps, avant L’Onanisme du Dr Samuel Auguste David Tissot), la médecine (ou pseudo-médecine) prend le relais pour focaliser la question de la liberté personnelle sur fond de pratique prétendue dangereuse pour la santé.
On croit trop souvent que l’Eglise est à la base de ce délire puritain. Or la vérité est beaucoup plus nuancée et complexe, qui s’articule autour de la démocratisation, pour la femme plus encore que pour l’homme, de la sensualité autonome, et de la crainte panique que cette nouvelle disposition de soi a engendrée.
Fait également très intéressant et significatif : que la montée en épingle du crime de «pollution de soi-même» est allé de pair avec la flambée du commerce des potions, onguents, recette charlatanesques de tout poil qui accompagnait la diffusion européenne de la brochure Onania, dont chaque nouvelle édition était augmentée de témoignages édifiants de victimes de la masturbation, genre: c’est tellement affreux qu’il faut que je vous raconte ça tout en détail, comme le sein de Janet Jackson dont on a fait aux States une affaire d’Etat en s’indignant saintement de son apparition pour l’exhiber à qui mieux-mieux, ainsi de suite.
D’une façon plus «sérieuse», L’Onanisme du célébrissime Docteur lausannois, best-seller européen de la fin du XVIIIe, grattera la plaie avec la même délectation scientifique, plus tard devenue «morose» sous la plume de notre cher Amiel qui comptabilisera ses branlées à renfort de petites croix, en marge de son journal, avec la mention supplémentaire de « l’écharde », empruntée sauf erreur à l’apôtre Paul…
(En lisant Le sexe en solitaire; contribution à l'histoire culturelle de la sexualité, de Thomas Laqueur. Gallimard, coll. Essais, 512p.)