Le Point - Publié le 14/04/2011 à 11:08
La passion selon Orhan Pamuk, Prix Nobel de littérature et expert en mélancolie.
"Le musée de l'innocence" d'Orhan Pamuk. Traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy (éditions Gallimard). © DDP/ Katja Lenz / AFP
Par Jean-Paul Enthoven
Chaque grand amour mérite son musée. Et c'est dans ce musée, faute de mieux, que l'amoureux thésaurise - afin de se souvenir, de guérir ? - les traces et les sons qui firent le décor de sa passion. Une mèche, une chanson, une boucle d'oreille, un escarpin, un billet d'avion, un tube de rouge à lèvres peuvent alors devenir, pour lui, les grains d'un chapelet ou la collection des notes éparses qui composèrent l'harmonieuse partition de son bonheur défunt. Cet exercice de mémoire ne compte plus ses virtuoses, et le héros du dernier roman d'Orhan Pamuk est l'un d'entre eux. Il a aimé une femme, l'a perdue par négligence, tente enfin de la retrouver à travers les objets sur lesquels s'est posée la main de son élue. Du fétichisme ? Oui, bien sûr. Un fétichisme absolu, suffocant, turc quoique quasi proustien. Et inscrit dans un roman énorme, plus lascif qu'un Bosphore dont les méandres s'étireraient sur la distance d'une vie. Rares, très rares sont les romanciers qui s'attellent à des démiurgies de cette ampleur. On s'y plonge par goût du pittoresque. On en ressort avec une certitude : l'amour est la seule universalité qui vaille.
Deux mots, d'abord, sur le démiurge de ce Musée de l'innocence : Pamuk est un écrivain puissant, auteur d'ouvrages fameux (Neige, Mon nom est Rouge...) qui lui valurent, en 2006, un prix Nobel de littérature ; il est à peine sexagénaire, enraciné dans sa Turquie des années 60 et désormais installé aux États-Unis, où les excités plus ou moins islamiques lui fichent la paix. Dans son oeuvre, Istanbul occupe la place que Joyce réservait à Dublin, Pessoa à Lisbonne ou Kafka à Prague. Mais sa ville, sombre et brumeuse, n'est pas celle des dépliants touristiques ni celle, plus sensuelle, que Nerval ou Gautier crurent jadis découvrir : chez Pamuk, l'âme stambouliote est au contraire torturée par l'impossible armistice entre hommes et femmes, par l'obsession de la virginité, tandis que le hüzün - cet équivalent local du spleen, de la saudade ou de notre mélancolie - souffle en rafales sur les têtes et les coeurs. C'est dans ce décor-là, envahi d'effluves de poisson et de raki, qu'il a imaginé l'histoire de Kemal et de Füsun, ces cousins ottomans de Roméo, d'Iseult et de tous les damnés de l'amour fou.
Mausolée intime
Au départ, Kemal devait pourtant épouser Sibel, qui convient à sa famille et à son rang. Mais le hasard, qui brouille les destins, veut qu'il entre dans une boutique pour y acheter un sac Jenny Colon (Nerval, encore...) ; la vendeuse (Füsun) est l'une de ses lointaines cousines ; ils deviennent amants ; Kemal est satisfait de se marier sans renoncer pour autant à une maîtresse qui le subjugue. Après tout, n'en va-t-il pas souvent ainsi dans une société figée dans ses convenances ? Or, après les fiançailles officielles de Kemal, Füsun disparaît. Ténébreux, inconsolé, son amant la retrouvera-t-il ? À quel prix ? À travers quelles épreuves ? Le roman se déploie alors avec une lenteur méticuleuse qui fascine tant elle tourne le dos à tout ce que nos "modernes" d'Occident prescrivent. Étreintes, infidélités, souffles brûlants, rumeurs s'y succèdent dans l'écrin de la Corne d'Or. Le héros se consume. À la fin, il se console en glanant, ici et là, les objets qui lui rappellent celle qu'il n'a pas su garder et qu'il rassemble dans son mausolée intime. Puisque ce Musée de l'innocence exige sa généalogie et sa raison d'être, il demandera même à Orhan Pamuk (personnage de son propre livre) de les préciser. D'où le roman qu'on tient entre nos mains...
Tout cela est mélodramatique à souhait. Et évoque, à maints égards, ces films turcs, omniprésents dans l'imaginaire de Pamuk (juré du prochain Festival de Cannes), qui s'appellent Vies brisées, La vengeance de l'amour ou La femme que j'ai eu tort d'aimer. Le romancier pastiche ces mièvreries populaires, tout en y injectant une subtilité, une intelligence, une bonté qui transfigurent tout. Le lecteur non dupe s'en voudra peut-être, après plus de 600 pages, d'avoir cédé à ce torrent de kitsch et à ces émois sculptés dans de la pâte d'amande - mais sera-t-il bien certain de ne pas y avoir pris un infini plaisir ? Et, au passage, une leçon de grands sentiments ?
Le musée de l'innocence d'Orhan Pamuk. Traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy (Gallimard, 672 p., 25 euros).
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