LES CROQUEURS DE MOTS
M'Annette Défi 53
Hector venait de quitter la salle des examens.
À sa tête, on voyait que sa copie manquait de quelque chose et que ce quelque chose risquait bien de lui coûter son entrée à l’Institut.
Une bonne âme qui l’aurait croisé alors aurait pu lui dire de ne pas s’inquiéter, qu’après tout, les autres avaient peut-être fait pire. Ou encore que l’examinateur pouvait opportunément tomber malade et corriger son épreuve sans y porter grande attention ; mieux, il pouvait, par inadvertance, renverser son café sur le devoir d’Hector et dans l’impossibilité de le lire, lui donner une note au-dessus de la moyenne.
Bref cette personne aurait pu trouver à dire quelque chose de sympa, lui redonner espoir avant de lui taper dans le dos en l’invitant à boire une bière.
Seulement, voilà, il n’avait croisé personne. Il était seul, et il s’enfonçait avec un certain délice, il faut bien le dire, dans l’auto apitoiement.
Hector savait qu’on ne pouvait rien changer à son destin, Eschyle en était la preuve. L’oracle lui avait dit qu’il devait mourir écrasé, mais il avait omis de lui dire comment. Alors Eschyle qui avait fait une interprétation un peu simpliste de la prophétie s’en était allé vivre au grand air. Mais comme le dit ma voisine, près de chez moi à la campagne, avec son grand bon sens paysan, quand les dés sont jetés, ils sont jetés, et il finit écrasé par une tortue malencontreusement lâchée par un aigle quelque peu maladroit.
Cléanthe, cité par Sénèque n’a-t-il pas dit :
« le destin conduit celui qui consent et tire celui qui résiste. »
Hector ne consentait ni ne résistait, il déprimait et l’inconnu présidait seul au devenir de sa copie.
« Les cheveux de votre tête sont comptés ! »
affirmait Mathieu dans l’évangile, c’est pour dire que face à un mur, on se trouve face à un mur…
Et on a beau faire, La Fontaine l’a très bien écrit :
« on rencontre sa destinée souvent par des chemins qu’on prend pour l’éviter. »
Toutes ces pensées n’étaient pas faites pour lui remonter le moral. Il en était arrivé à penser, comme son voisin Italien, que celui qui doit se casser le cou trouve toujours un escalier dans les ténèbres pour y arriver.
Il avançait donc sur le chemin qui menait tout droit à cet escalier maudit où il devait se rompre le cou, lorsqu’une pensée incongrue lui traversa l’esprit.
Étrange organisation que celle du cerveau humain.
C’était durant les grandes vacances, il venait de rentrer à la maison après une longue course à vélo, quand il entendit sa mère dire à son père, dans la cuisine :
« Que veux-tu que j’y fasse, les dés sont jetés, on ne peut plus rien y faire ! »
Et lui de se demander comment une pareille chose avait bien pu se produire.
Déçu à l’idée qu’il ne pourrait pas jouer aux petits chevaux ni au 421 avec son père, il s’était précipité dans le placard pour vérifier. Mais les dés étaient là, bien rangés dans leur boîte.
Il s’était dit alors que les dés qui avaient pu être jetés étaient ceux que sa mère utilisait pour coudre. Il n’en ressentait pas vraiment de regret, mais par acquit de conscience ou simple curiosité, il avait ouvert la trousse à couture, pour voir. Tout était en ordre.
Alors, soucieux de rassurer ses parents, il s’était écrié de la pièce voisine :
« M’man, P’pa, les dés ne sont pas jetés, j’les ai vus, ils sont là ! »
Son père fut pris d'un fou rire tellement contagieux, que même Hector s’était mis à rire sans comprendre.
Et voilà que tout seul en descendant l’escalier A5B’de la cité des examens, qui n’était pas celui qui devait sortir de la nuit pour lui rompre le cou, il pleurait de rire.
Il passa la grille, hoquetant, plié comme un bossu, à la grande surprise des gardiens qui de toute évidence le prirent pour un fêlé avec le geste inhérent à cette constatation.
Je ne sais pas ce qu’il advint du devoir d’Hector, ce que je sais c’est que, quoi qu’il fasse, « l’homme porte son destin attaché à son cou » et que quoi que vous fassiez, « quand les dés sont jetés, ils sont jetés », le mieux c’est de ne pas trop se poser de question.
Après tout pourquoi s’inquiéter de demain si dans les cinq minutes on est appelés à passer sous un bus ?
©Adamante