ouaaah, c’te teasing, t’as vu un peu comment je maîtrise à mort la technique du racolage facile ? Je devrais peut-être postuler pour Endemol, moi. Je suis plus à une raclure près dans mon CV, question employeur...
...et comment aussi que je brouille les pistes avec mon illustration ? Je sais, ne dis rien, je suis trop forte
Vendredi soir : je suis dans le RER avec un des derniers Roth qui me reste à lire pour parfaire mon éducation en la matière Opération Shylock, que ça s’appelle, et un de mes préférés, si tu veux vraiment tout savoir.
Et puisque j’en suis à te faire des confidences, ce que j’aime bien, avec la lecture d’un roman dans les transports, c’est qu’il est rare qu’on essaie de mater par-dessus ton épaule ce qui se raconte (en général, on essaie plutôt de voir le titre et ça s’arrête là) contrairement aux journaux.
Ben ouais, parce que quand je vois les gens lire un journal par dessus l’épaule de quelqu’un, ça m’insupporte. Une des dix règles à ne jamais enfreindre en société, si tu veux mon avis (je laisse le soin à ton imagination d’établir la liste des 9 autres)
Là, à côté de moi, il y a un grand mec, je n’y fais pas attention, sauf qu’il prend de la place et m’oblige à me ratatiner sur ma banquette contre la fenêtre, ce qui rend ma lecture un peu moins confortable.
Il y a ce passage (je ne gâche aucun suspense pour ceux qui voudraient lire ce roman) où Philip Roth trouve quelqu’un dans sa chambre d’hôtel.
Quelqu’un qui le poursuit depuis le début et dont Philip a peur.
On sait que le quelqu'un en question ne lui fera rien physiquement mais l’ambiance est tendue, angoissante, comme depuis le début dans ce roman.
Juste avant de rentrer dans sa chambre, Philip a repéré quelqu’un dans le couloir, quelqu’un qu’il a identifié comme un agent d’une police secrète qui le surveille (il se trouve en Israël et fricote vaguement avec les palestiniens, donc forcément, il n’est potentiellement pas bien vu).
Et ce type, là, dans le couloir, il lui a fichu la trouille.
Mais maintenant, vu la situation actuelle, tout bien considéré, il a encore davantage la trouille du mec dans sa chambre que de celui dans le couloir et même, s’il s’agit bien d’un membre de la police, secrète ou non, il pourra l’aider, c’est un représentant de l’ordre, pour le coup, ça lui sera utile pour virer l’intrus de sa chambre.
Si bien que, lorsqu’il le voit s’approcher, il essaie d’attirer son attention, espère avec force qu’il va intervenir. Et nous, dans notre petite tête, on se dit que la situation va enfin se débloquer, il va sortir de son cauchemar. Et Philip, il va arrêter de déconner avec nos nerfs.
(C’est pour te resituer le contexte)
Tout ceci est donc narré sur la page de gauche et, sur celle de droite, il y a des dialogues.
L’homme assis à côté de moi semble les lire avec intérêt. Tout en me demandant ce qu’il peut bien y avoir de si palpitant sur cette page, je me dis « t’as bien raison de lire du Roth, mon petit, ça ne peut pas te faire de mal »
Fin de la page de gauche : le policier vient à la rencontre de Roth, on sent le dénouement prochain, il lui parle à l’oreille, il ne comprend pas à cause de son accent, le fait répéter.
Page de droite, première phrase :
« Est-ce que vous voulez une pipe ? »
(L’éditeur aurait voulu le faire exprès, il n’aurait pas pu)
Je marque un temps d’arrêt, explose de rire. Le type à côte de moi aussi, comme s’il attendait que j’en arrive à ce passage pour voir ma réaction.
« C’est pas pour les moins de 18 ans, votre truc » me dit-il.
Voilà qui gâche tout.
Réduire Roth à de la pornographie, c’est con.
J’aurais dû engager la conversation mais j’ai pas su, c’est bête, il n’était pas si mal.
En plus, t’imagines l’histoire à raconter à nos petits enfants ?
Comment on s’est rencontré ?
Papy lisait un bouquin par-dessus mon épaule dans le RER qui parlait de pipe. Forcément ça a tout de suite matché entre nous