Traduit de l’italien par Patrice Dyerval Angelini.
Préfacé par Yves Bonnefoy.
“L’ÉTÉ FUT COURT”
Quelques larmes échappées d’entre les cils peuvent-elles se changer en lac ? Pour Fabio Scotto, écrivain et poète, la seule image de ces larmes suffit pour que, spontanément, surgisse de « sa mémoire profonde » le lac. Lacrimosa. « Si je pleurais je ferais un lac, mais le lac est déjà là. Alors, autant parler de lui », écrit Fabio Scotto dans le prologue de Sur cette rive. Le lac, c’est le lac de Varèse, qui draine avec lui, dans ses eaux mystérieuses, tout le paysage mental du poète. C'est dans cet arrière-pays lacustre que s’origine l’écriture d’A riva | Sur cette rive.
Miroir du ciel autant que de l’âme, le lac de Fabio Scotto retient dans ses mouvances les fugacités liées à l’enfance et à l’adolescence, fragments de mémoire recomposée par ajustements de souvenirs, paysage d’ombre et de lumière, chuintements de vagues et de vies minuscules. Le poète observe les miroitements de l’eau, s’absorbe dans ses mystères, en frôle les monstres invisibles mais présents qui hantent ses fonds. « Sa » rive appelle l’autre rive, si proche parfois « qu’on pourrait la toucher », promesses de rencontres et de rires, d’échappées belles à bicyclettes et de montées ardues sous le soleil. De cette mosaïque de taches et de couleurs, d’impressions à la fois fugitives et durables, la réalité n’est pas absente. Elle survient par petites touches, à travers les noms des villages égrenés au fil des pages, les inscriptions « chimériques » gravées dans la pierre ― « Guisy je t’aime. Luc 87 » ―, les rendez-vous sur le quai du Yacht-Club, les pédalos abandonnés à la berge au lendemain des jeux de l’été. Surgissent çà et là des silhouettes qui prennent vie, marcheurs et cyclistes, enfants et rameurs, vieux nageurs rompus par les ans, jeunes filles entrevues, désirées ou aimées, lavandières d'autrefois, pareilles à des « repiqueuses dans une rizière » ravivées par les souvenirs et les photos jaunies. Présent et passé se mêlent dans la tendresse des amours et des attentes, au point que les frontières, poreuses comme l’eau du ciel et l’eau du lac, s’amenuisent. Le temps se rétrécit. L'impression dominante qui demeure est celle du passé qui lisse ensemble, au gré des rêveries et des saisons, les paysages et les hommes, pris dans les mêmes lacs d’eau et de brumes. À peine entrevues, les silhouettes attachantes s’effacent et disparaissent sans laisser de traces autres que celles, minuscules et mouvantes, enregistrées par la mémoire du poète.
Mais les rêveries au bord du lac ― le lac de Fabio Scotto draine dans ma mémoire les frémissements d’autres lacs entrevus, celui de Lamartine, interdit de séjour en poésie, et celui, moins banni, du Jean-Jacques Rousseau des Rêveries du promeneur solitaire ― s’accompagnent aussi de traversées périlleuses. Les nuits d’orage agitent les eaux et font surgir les monstres endormis tapis dans les algues. La tempête menace. Les rameurs errent dans le labyrinthe invisible des eaux. Les barques se soulèvent, puis gisent, abandonnées sur la grève, dans le « souffle du silence ».
Le paysage lacustre s’anime comme une toile où alternent carrés de lumière et frondaisons obscures. « Comment un ciel sans soleil peut-il être lumineux ? » s’interroge le poète. C’est sans doute que « la lumière lutte avec son spectre ». Lequel du lac ou du ciel se noie dans l’autre ? Double inabouti du lac, le « ciel veut être un lac sans y parvenir ». Miroir du ciel, le lac est aussi « le grand œil de la terre », espace cristallin dont la pupille se dilate au gré des vents des pluies et du soleil. « Il larmoie » et vibre des douleurs qu’il retient dans ses rides. Monde de l’entre-deux, le lac chancelle entre terre et eau. Les bandes végétales de ses rives s’assombrissent ou s’allègent au rythme du jour et des saisons. Opaque par moment, translucide à d'autres heures, le lac est cet arrière-pays instable où vient s’ancrer la sensibilité du poète. Le lac de Varèse appelle en abyme d'autres lacs, Lac Majeur et Lac du Bourget, Lac de Lugano et Lac de Madison. Toute une cartographie lacustre, scintillante de noms et d'étoiles, se dessine d'un texte à l’autre de Sur cette rive. Parfois même, l’espace se rétrécit. Un lac miniature prend forme entre les bords indéfinissables d’une mare. Mais la préhension du monde est la même et l’on retrouve, entre les limites de ce miroir lilliputien, la même alternance d’observations et de questionnements sur la vie, les mêmes clins d'œil de l'enfance, échouée là sur un papier de bonbon décoloré. Tout comme le réverbère qui s’illusionne de son ombre à la « lumière diaphane » qu’il dispense, le poète cherche dans le miroir de la mare son double perdu dans les lointains de l'enfance.
Univers onirique de l’entre-deux et du passage, souvent soumis à l’inaboutissement ou à l’interruption ― « Lettre non expédiée » ―, aux questions sans réponses, l’univers de Fabio Scotto est un monde en suspens entre les rives de la vie et de la mort. Mais toujours chaque texte, tendu entre prose exigeante et poésie, est un univers clos sur lui-même en même temps que gué vers le texte suivant. De petites cruautés innervent chaque scène. La chute apporte souvent sa part de surprise, éveillant de leur nostalgie douce les paysages lacustres de Varèse. Soudain, pareil à ces poissons aveugles à l’étal dans les natures mortes hollandaises ou flamandes, surgit des profondeurs du lac, « un grand brochet blessé saignant dans le silence ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
FABIO SCOTTO
■ Fabio Scotto
sur Terres de femmes ▼
→ Regard sombre (extrait de A riva | Sur cette rive)
→ Ces paroles échangées (poème issu du recueil L'intoccabile)
→ China sull’acqua… (traductions croisées)
→ Le Corps du sable (note de lecture)
→ Je t'embrasse les yeux fermés (poème issu du recueil Le Corps du sable)
→ Fabio Scotto, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid (onze « poèmes peints » traduits par Angèle Paoli)
■ Voir | écouter aussi ▼
→ (sur le site L'Amourier éditions) une bio-bibliographie de Fabio Scotto
→ (sur Lyrikline) Fabio Scotto disant dix de ses poèmes
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