L'Art D'Accomoder Les Frites.

Publié le 04 février 2008 par Mélina Loupia
J'ai huit ans. En ce temps aussi loin dans ma mémoire que ce que j'ai fait la veille, j'aimais dire à tous les copains et les cousines que mes grands-parents étaient les gardiens du château du village voisin du nôtre d'un kilomètres de pentes de vélos. Pour compléter leur future maigre retraite, ils avaient été engagés comme femme de ménage et homme à tout faire par une grande famille parisienne qui aimait passer ses vacances dans ce charmant petit patelin si pittoresque que le Sud de la France offre aux nordistes. La dépendance était au pied de la vaste demeure dont je n'ai, malgré ces quelques années de visite, jamais réussi à dompter le nombre de pièces. Une petite maison de pierre décrépie, sur deux niveaux, aussi étroite que longue. Une pièce à vivre sans hall d'entrée, enfilée d'une petite cuisine que l'on devait traverser pour monter l'escalier en dessous duquel une minuscule salle de bains avec sa baignoire en sabot qui vidait le ballon d'eau chaude en un bain. Deux chambres à l'étage dont une nous était réservée, à ma grande sœur et moi, l'autre pour les adultes. Nous étions déjà trois dans la fratrie mais j'étais la seule à m'y plaire. Ainsi, j'aimais faire la famille buissonnière, le monde un peu à l'envers, brisant la pourtant fabuleuse routine des vacances scolaires. Ainsi, alors que la maison de mes grands-parents était investie par mes parents et sœurs, je filais à vélo passer quinze jours ou deux mois " au château". Le matin, j'allais aider ma grand-mère au ménage et l'après-midi, mon grand-père au jardin ou à l'atelier. Mais ce que j'aimais le plus, c'était le samedi soir, lorsque mamie et papi étaient en week-end et que nous préparions le repas pour aller déjeuner le dimanche midi chez mes parents. En somme, mes grands-parents retrouvaient leur maison le temps de leur journée de repos. C'est dans cette petite cuisine que j'ai appris tous les secrets de pâtisserie que les livres de cuisine et autres  brochures découpées dans les magasines ont bien voulu me révéler. Les crêpes dentelles, les génoises, les gâteaux au citron, clafoutis, flans ou crèmes pâtissières sont nés ou ont péri par les flammes du four dans cette petite pièce où chaque chose avait trouvé une place précise et délimitée au rasoir par le manque d'espace. Quand je ferme les yeux, je peux encore attraper sur la pointe des pieds les œufs, le lait ou le beurre dans le réfrigérateur que l'on ne pouvait atteindre qu'en ouvrant la porte des toilettes, ou encore la farine et le sucre en haut à gauche dans le buffet sans portes que mon grand-père avait fabriqué à la mesure de la pièce. Ce soir-là, exceptionnellement, mes parents et mes sœurs étaient venus manger. J'avais obtenu l'autorisation de sortir le soir pour aller continuer avec ma cousine, une partie d'une de nos aventures imaginaires commencée l'après-midi dans le jardin. Nous nous étions en fait lancées un défi commun, celui de nous rejoindre à mi-chemin, entre chien et loup, la plus courageuse devant gagner le plus de terrain possible entre nos deux maisons. J'étais alors très excitée à l'idée de me lancer sur la route seule, dans le noir. J'avais avalé en vitesse une assiette de frites que seule ma grand-mère savait faire à la perfection. Pour l'occasion, elle m'en avait préparée à l'avance, spécialement pour moi, alors qu'ils étaient tous en train de prendre l'apéritif local. Je la revois encore, dans cette cuisine, laver, peler et partager en quatre chaque patate, puis les découper en frites régulières, les laver à nouveau et les sécher plusieurs fois. Pendant que la friteuse montait dans ses gammes, elle dressait ma petite table. Un premier plongeon faisait hurler les tubercules mutilés, et un second les faisait taire et dorer. La tranche de bavette avait bénéficié d'un sursis et j'avais promis de la manger le lendemain midi. Lorsqu'ils se sont mis à table, j'avais achevé mon plat, les lèvres gercées de sel. J'avais déjà enfilé mon manteau et ouvrais la porte lorsque l'autorité parentale m'interrompt dans mon élan d'évasion. "Tu pars pas sans manger ton yaourt. -D'accord..." Je fais demi-tour et cours vers la cuisine, ouvre la porte des toilettes, libérant celle du réfrigérateur, saisi un yaourt nature, retire le couvercle et vais vers l'évier pour vider l'excédent d'eau que je détestais à l'époque, l'accusant de faire fondre le sucre que j’aimais faire craquer sous mes dents. Mais les deux cuves de céramique étaient déjà encombrées de vaisselle à laver. J'ouvre la porte de la salle de bains derrière laquelle se trouvait l'immense poubelle en zinc, mais elle vomissait déjà plus que de raison les déchets ménagers du jour. Si je m'aventurais à vider le liquide, j'étais persuadée qu'il allait dégouliner en dehors et salir le ciment ciré de la pièce et la punition n'en serait que plus sévère. Ainsi coincée, je me retrouve immobile devant la cuisinière, le paquet de sucre dans une main et le yaourt ouvert dans l'autre. C'est à ce moment que l'idée lumineuse de mon jeune âge traverse mon esprit. L'huile de la friteuse est bouillante et l'eau du yaourt glacée. En versant la valeur d'un dé à coudre de liquide froid dans deux litres d'enfer à bulles, le principe d'évaporation va faire son œuvre, tout le monde n'y verra que du feu et je serai rapidement dehors, après avoir englouti mon yaourt. D'un geste rapide, l'air de rien, sans trop regarder, voilà que je bascule mon petit poignet et le pot en direction de la friteuse. Comme prévu, l'eau du yaourt s'y plonge. Suivie de très près par le yaourt. Je réalise alors que j'ai sous-estimé de la puissance de ma force et reviens donc à la case départ, à savoir où jeter le yaourt à présent que j'étais censée l'avoir englouti. Prise de panique en réalisant que le yaourt nappait et ramollissait un bon kilo de frites que personne n'allait pouvoir manger, me rendant de fait coupable, je cache le yaourt dans ma poche et traverse la pièce en courant. Alors que personne ne m'avait ni vue, ni entendue, tout investi dans des conversations d'adultes consentants, je n'ai pas pu m'empêcher de prendre la fuite sans me manifester. "C'est pas moi! C'est pas moi!" Je suis immédiatement prise au collet par la main gigantesque, calleuse et ridée de mon grand-père. "C'est pas toi qui quoi?" Les chaises raclent sous la table, tout le monde se lève et suit ma grand-mère jusque dans la cuisine où un par un, chacun se presse pour découvrir mon forfait, comme on visite un mort. Dans la friteuse se consommait un bien curieux mariage, où les frites bouillaient mollement dans un bain de boue grassement lactée. Je venais de créer le premier centre de thalassothérapie végétale. Je ne me rappelle pas avoir été punie, tant les éclats de rires du moment résonnent encore dans mon cœur et celui des témoins de la scène passée. Et de mes plus cuisants échecs culinaires passés, présents ou futurs, les frites au yaourt resteront à jamais les vainqueurs indétrônables.