L'art de la fugueuse

Publié le 23 avril 2011 par Jlk

Aude Seigne, après Douna Loup, revigore notablement la relève littéraire romande. Ses Chroniques de l’Occident nomade sont d’un véritable écrivain, dans la foulée de Bouvier et de Cingria.


Un petit livre épatant a marqué, récemment, l’apparition d’Aude Seigne. Ses Chroniques de l’Occident nomade signalent immédiatement,en effet, la rare maîtrise d’une «lectrice» du monde. Le bonheur d’écrire va chez elle de pair avec la justesse du regard et le mélange, rare dans le genre, de ses impressions de voyageuse et de ses échappées amoureuses.
Qu’elle évoque un premier voyage en Grèce, à 15 ans, où elle découvre «l’état nomade», le «silence vertical de la rue ouagalaise» où elle lit L’Idiot de Dostoïevski chez des «amis d’amis d’amis d’amis», le «rapport humain pur» qu’elle vit en plein désert du Rajasthan avec deux jeunes gens, Aude Seigne sait ressaisir le «génie des lieux» et sa diffusion sur les êtres…
- Mais qui êtes-vous donc, jeune fille ?
- Je suis née à Genève le 14 février 1985. J'y ai toujours plus ou moins vécu mais je n'ai commencé à aimer Genève qu'en voyageant. J'ai eu une enfance heureuse, bien que stricte. Cela s'est gâté lorsque mes parents ont divorcé, quand j'avais 11 ans. En parlant d' « expérience fondatrice », je pense que celle-ci fut radicale, même si je n'en comprends la portée qu'aujourd'hui. C'est aussi à cet âge-là que j'ai commencé à écrire régulièrement. J'ai fait un premier voyage sans mes parents à 15 ans qui a été comme une secousse après des années assez sombres. Après, c'est un peu devenu une obsession. J'ai fait une maturité en grec ancien suivie d'une année sabbatique où je multipliais les petits jobs pour pouvoir partir plus longtemps. Je me motivais en me disant qu'une heure de travail, c'était une nuit en auberge de jeunesse quelque part dans le monde. Cette année a été très formatrice, et pas seulement sur le plan du voyage. J'ai ensuite fait un bachelor en littérature française et en langues et civilisations mésopotamiennes. Le calendrier universitaire me permettait de voyager 2 à 3 mois par année. Actuellement, j'écris mon mémoire de master sur la fragmentation dans la littérature de voyage au XXe siècle (Henri Michaux, Nicolas Bouvier et Lorenzo Pestelli pour être précise). Je travaille depuis deux ans comme rédactrice pour le site web de la Ville de Genève. Je suis un peu à un tournant, dans le sens où mes nombreux projets ne pourront prendre forme qu'après ma soutenance de mémoire, en septembre.
- Vous semblez très lectrice. Pouvez-vous détailler votre rapport à la lecture ?
- J'ai toujours lu, mais pas toujours avec la même régularité. J'ai appris à lire avant d'aller à l'école donc je devais lire beaucoup pour faire passer le temps pendant que les autres apprenaient. La lecture m'apparaissait alors comme une activité normale, quotidienne et sans hiérarchie (les contes aussi bien que la bande dessinée ou les romans de gare). C'est surtout au collège que j'ai eu envie de lire les « grands auteurs ». En année sabbatique, je me suis pourtant dit: « En tout cas je ne ferai pas des études de littérature! ». Mais c'est ce que j'ai fait, comme si cela me rattrapait. Mon rapport à la lecture est donc assez complexe: du côté académique, il m'a fallu lire beaucoup d'auteurs pour leurs innovations stylistiques, formelles, etc. Ces auteurs ne m'ont pas toujours plu mais ils aiguisent le regard, ils « forment le jugement » comme on dit. D'un point de vue plus personnel, j'ai un plaisir un peu narcissique à lire des récits de voyage: voir se formuler des impressions que j'ai eues sans pouvoir les nommer. Dans l'acte de lecture, j'accorde beaucoup d'importance au plaisir: plaisir de se reconnaître, plaisir à entendre intérieurement des sons harmonieux. C'est pourquoi ces deux dernières années je n'ai presque rien lu: j'ai l'impression que mes études ont déformé ma lecture et me forcent à voir le texte comme un objet à disséquer....
- Comment l’écriture est-elle venue au jour ?
- J'ai commencé à écrire assez jeune. Je devais avoir 8-9 ans quand j'ai demandé une machine à écrire parce que je voulais être écrivain. Mais j'ai aussi tout de suite su que je ne serais pas un écrivain de fiction. J'étais plantée devant ma machine et je ne savais pas quoi écrire! J'ai commencé un journal intime peu avant mes 11 ans, que je tiens encore aujourd'hui avec plus ou moins de régularité. Mes voyages ont fait partie de ces journaux, qui sont pourtant très peu factuels. Ce sont plus des journaux de l'intime que des journaux intimes en fait. Vers 10 ans, j'ai aussi commencé la poésie. Pour des impressions fugaces, où tout semble clair, ou alors pour des angoisses diffuses, cela m'a toujours semblé la forme la plus adéquate. A 13 ans, j'avais déjà tout un recueil de poèmes. Je l'avais même envoyé à des éditeurs qui ont dû bien rigoler.
- Comment avez-vous conçu et construit ce premier livre ?
- En fait, il s'agit du deuxième… Pour le premier, je suis tombée dans l'arnaque classique des maisons d'éditions qui demandent beaucoup d'argent et ne font quasiment pas de promotion. J'étais tellement heureuse qu'une maison d'édition m'accepte que j'ai été d'accord de payer. J'ai donc publié un recueil de poèmes intitulé Variations sur un hiver amoureux aux éditions Baudelaire. Mais la qualité littéraire de ces poèmes est, à mon avis, très inégale.
Mais pour répondre à votre question à propos de ces Chroniques, j'ai pris des notes pendant tous mes voyages, sans intention particulière. Après avoir lu tant d'écrivains voyageurs et ayant toujours un peu écrit, cela me semblait normal, l'écriture faisait partie du voyage. Ce n'est qu'en 2008, suite à un séjour assez éprouvant à Damas, que j'ai ressenti un trop-plein. Six mois auparavant, j'étais en Inde et j'avais à peine eu le temps de revenir, de me remettre dans le quotidien, qu'on m'annonçait que je partais pour la Syrie. Bien sûr, cela m'enchantait, mais au retour, quelque chose avait changé. J'ai pris ça comme un débordement, un besoin de vivre ce que je n'avais peut-être qu'accumulé. J'ai compris que j'avais fait beaucoup d'expériences très jeune et qu'elles m'avaient atteintes – en bien comme en mal – à un point que je ne soupçonnais pas. Après tout je ne racontais jamais mes voyages! J'ai donc conçu les Chroniques de l'Occident nomade à ce moment-là. Je voulais raconter en quelques dizaines de chroniques – une à deux pages chacune, condensées et précises - l'ensemble de mes voyages, pas de manière linéaire mais selon le principe de l'association d'idées. J'ai repris des notes de certains de mes voyages mais seulement pour les avoir en tête car je voulais quelque chose qui soit très ancré dans mon style actuel, libéré de ce que j'avais pu écrire auparavant sur le même sujet. Je voulais un texte au présent, qui semble très spontané. Je voulais donner l'impression que j'analysais chacune de mes sensations et de mes interrogations au moment même où je les vivais. Evidemment, au moment de l'écriture, ces sensations avaient souvent plusieurs années donc il m'a fallu me replonger dedans, c'était presque un travail de spiritisme! Au bout de deux ans, j'ai décidé de clore ces Chroniques. J'en ai revu l'ordre afin que le lecteur ne perde pas trop le fil, notamment au niveau des personnages que je rencontre ou qui m'accompagnent. Il y a aussi trois Chroniques qui ont été écrites à part, indépendamment de ce projet, et que j'ai décidé d'insérer dans l'oeuvre car elles me semblaient pertinentes. Je vous laisse deviner desquelles il s'agit!
- Comment travaillez-vous ?
- Je pense avoir en partie répondu dans la question précédente. Je crois que j'ai en moi à la fois une sensibilité immense, une approche primesautière des choses, et une méthode rigoureuse, qui vient en partie de mon éducation calviniste. Je crois que les deux s'expriment dans mon travail. Au moment de l'écriture, j'accorde beaucoup d'importance à la sensation, au laisser-aller, au dire les choses comme elles sont même si cela peut être moche et maladroit (c'est pourquoi j'aime beaucoup la notion d' « écriture automatique » chez les Surréalistes). Je me dis: « Tu peux écrire ce que tu veux, de toute façon tu peux tout changer après! » Et effectivement je reviens longuement sur le texte après. Par exemple, je fais particulièrement attention aux sonorités. J'aime qu'un texte sonne bien quand il est lu. Tout texte devrait pouvoir être lu à haute voix, même sans en comprendre le sens, un peu comme une formule magique qui fait du bien. J'aime que les choses soient à la fois graves et belles, contradictoires. Et c'est pareil dans l'écriture.
- Qu’est-ce que cet «être de langage» que vous dites être ?
- Un « être de langage » est un être que le langage, qu'il soit oral ou écrit, touche profondément. Il peut s'agir du sens d'un mot lors d'une conversation animée ou de la rêverie diffuse que suscite un nom de ville lorsqu’on se le répète intérieurement. L' « être de langage » sent ces variations-là car il met le langage, sous toutes ses formes, au-dessus de toute forme de communication. Quand on sait que 90% de la communication est non-verbale, c'est un peu désespérant parce qu'on peut se dire qu'un « être de langage » est moins attentif à ces 90%-là. Je tire ce chiffre d’une étude menée par Albert Mehrabian en 1981 qui a, paraît-il, montré que 7% de la communication passe par le sens de mots, 38% par la voix et la tonalité, et 55% par tout le reste.
- Comment voyez-vous l’évolution d’Aude Seigne ?
- J'ai d'autres projets d'écriture, mais rien de clair pour le moment. Je suis assez touche-à-tout, donc il n'est pas du tout dit que mon prochain livre parle de voyages, du moins pas de la même manière. Je n'ai aucun doute sur le fait que je continuerai à écrire mais mon but n'est pas de publier à tour de bras, surtout si ce que j'ai à dire se répète (je ne le souhaite pas). D'un point de vue professionnel, j'aime l'idée que l'écriture est un outil qui offre de nombreuses possibilités. J'ai déjà expérimenté la dissertation académique, la création littéraire et l'écriture pour le web, alors pourquoi ne pas passer aux guides de voyage ou au journalisme! Je pense aussi qu'il est temps pour moi de recommencer à voyager, et peut-être d'aborder l'ailleurs par d'autres aspects (vivre un peu à l'étranger ou monter des structures pour les jeunes voyageurs par exemple).
- En quel animal aimeriez-vous vous réincarner ?
- En un oiseau, un oiseau migrateur tant qu'on y est et qui aurait aussi la capacité de se poser sur l'eau. Je me suis toujours dit que cela doit être enivrant de pouvoir se déplacer à sa guise dans les trois dimensions de l'espace. Et d'entreprendre un grand voyage tous les six mois pour se rendre dans un autre chez soi. Et de pouvoir sentir l'eau fraîche sous son ventre quand on est posé sur l'eau.
Aude Seigne. Chroniques de l’Occident nomade. Editions Paulette, 133p.