Sur deux roues et sur les vingt kilomètres que dure la montée, le monde sent.
Le monde sent, pue, fouette, embaume, empeste, c’est un monde vivant, un monde sans toit ni loi, un monde sans air préfabriqué, un monde en rut, au parfum sauvage, à ma droite un écureuil noir court plus vite que moi. C’est dire à quel point la montée sera longue sur ce vélo qui ne fait que s’alourdir au fil des hectomètres.
Pour commencer, tout est vert, du sol au plafond, de la route au toit de noisetiers qui sentent bon la feuille fraîche, la feuille vert acidulé à la texture tendre qu’on mangerait bien en salade avec de l’huile de noix. Quelques mètres plus tard, voilà qu’un relent de charogne se glisse en rampant sous le parfum du printemps. Un relent souterrain qui avance masqué. Qui revient en traître, alors que je croyais l’avoir semé, distancé, debout sur mes pédales, en apnée, le nez plissé et retroussé en arrière. J’inhale une grande bouffée de parfum de cadavre en décomposition. Je suis plus vert que vif dans ce grand cimetière à ciel ouvert. De l’air ! Et du bon, s’il vous plait.
Un peu plus haut la forêt n’a pas réussi à s’accrocher. Une barrière entrave ma progression. Un panneau rappelle au promeneur distrait que les pierres sont faites pour rouler et que les trois prochains kilomètres seront peu propices à la contemplation. Les pierres roulent effectivement. Elles tombent parfois au beau milieu de ma route. Elles restent là et font le gros dos, en attendant la pelle du cantonnier qui les repoussera sur les côtés. Le soleil tape dur sur la roche qui exhale un parfum sec et presque métallique. Un parfum de béton muri à l’ombre d’une cave dans le petit tunnel où je m’engouffre et je frissonne. De l’autre côté, un virage me mène sur l’autre versant de la montagne. L’exposition n’est plus la même et du sol monte une odeur riche de mousse et de champignons. Ici, le soleil tape moins dur et moins longtemps. Sur le sol humide, les feuilles prennent le temps de la décomposition. On dira encore que je suis un pochtron, mais pour dire les choses telles qu’elles sont, ça sent le Lagavulin, un whisky Single Malt que je vous recommande pour éprouver une forme terrestre de béatitude lorsque le repas est terminé et que votre estomac tiède ronronne en attendant la sieste.
Pendant ce temps, je marche à l’eau claire et à dix kilomètres à l’heure. Autour de moi, il n’y a plus de feuilles mais seulement des aiguilles et l’odeur de la sève fraîche qui irrigue les veines des sapins. L’essence de poix qui suinte des branches blessées. Et par-dessus tout, le merveilleux parfum de l’écorce de mélèze, sucré, roux et rempli des sucs de la terre qui a séché au soleil. Ainsi chargé d’essences naturelles, j’ai un regain de vitesse. Le vélo s’allège et la pente diminue. À cette allure les mètres dégringolent comme qui badine et la forêt s’ouvre pour faire de la place aux pylônes égarés sur l’herbe rase. Nous sommes en avril, et pourtant les skieurs ont disparu depuis des mois ou peut-être des années. Il ne reste que des traces métalliques. Quelques taches blanches aussi. Des taches de neige perdues dans le bleu du ciel. Je m’approche. Je prends quelques grains transparents qui brillent dans ma main. Je goûte. J’ai dans la bouche la couleur bleue de l’hiver, un peu de sel, un peu de pierre, un peu de poussière laissée par le vent.
Couché dans l’herbe, mon vélo à côté de moi, je ferme les yeux pour mieux sentir le monde qui sent.