Foie de lapin

Publié le 27 avril 2011 par Sophielucide

Foie de lapin

Papa cuisinait le dimanche pendant que je faisais mes devoirs sur la table en formica de la cuisine. La larme à l’œil nous épluchions oignons et leçons dans un silence froissé par le bruit du papier recyclé.  Il m’envoyait plus tard chercher le poste de radio que mon frère empruntait les soirs de match de foot.

J’entrai sur la pointe des pieds dans l’antre obscure et cherchai à tâtons le petit transistor marron sur sa table de nuit avant de repartir à reculons.

Mon père fermait la porte de la cuisine, mettait en marche la radio et sortait du frigo la bête qu’il brandissait comme un trophée  en la manipulant tel un marionnettiste. C’était un peu effrayant.  Le lapin gisait sur la table, le regard vide tourné vers moi, deux yeux ronds démesurés et les dents acérées.  Chaque fois, mon père tirait un tendon faisant se mouvoir une patte dans un réflexe vain qui déclenchait un petit sursaut. Nous riions. Je le laissais s’amuser de ma pseudo ingénuité et je riais de même de sa soi-disant cruauté. Lorsque ma mère était présente, elle lâchait un « Jean-Claude ! » excédé qui redoublait notre complicité macabre. Il retournait la bête et s’en allait fouiller à l’intérieur. La cuisine fleurait déjà les oignons qui doraient avec frénésie dans le beurre en fusion. Il jetait  le foie extirpé dans la cocotte et le temps de sortir une assiette en pyrex vert, les couverts en inox et un verre à moutarde, le morceau rétréci avait cuit.  Il s’asseyait en face de moi, se servait une rasade de vin, salait et poivrait la petite portion et faisait claquer une serviette. Moi, je me régalais à l’observer se lécher les babines et attendais qu’il coupe le premier morceau dont je contemplais la tranche rosée avec envie. Il ouvrait grand la bouche, j’aurais pu compter ses dents.  Dans un geste lent, il approchait la fourchette puis, au dernier moment stoppait le suspens en m’offrant la première bouchée du mets tant convoité.  Dans mon souvenir, la cuisine est inondée d’un rayon de soleil que reflète le sourire de mon père.

Une heure plus tard, le lapin chasseur mijote toujours et nous sommes attablés dans la cuisine à écouter la radio quand mon grand frère débarque, les cheveux ébouriffés, la démarche lente. Il se plante en silence devant moi et dans un geste doux retire mes lunettes. Il me regarde je crois, je lui souris dans le doute réprimé aussitôt par la claque qu’il me balance avant de rebrousser chemin l’air de rien. Blackout. Je ne me souviens de rien. Ni de la réaction de mes parents ni de la mienne. Je ne sais même pas si j’ai pleuré.

Une année a passé. Nous recevons notre tante Ilse, sœur unique de ma mère que nous voyons rarement et dont la visite  constitue déjà un micro-évènement.  Le soir, avant de passer à table, notre mère nous appelle d’un signe, mon frère et moi ; nous la suivons jusqu’à la chambre.  «  La tante Ilse est très choquée ; faites un effort et parlez-vous ! » C’est en substance ce qu’elle nous dit. Cela fait un an que nous ne nous adressons plus officiellement la parole. Nous partageons les mêmes amis, je monte sur le porte-bagage de son Solex pour aller au lycée, mais nous ne nous parlons pas. Pas directement. Cela ne nous gêne pas vraiment. Le  lien n’est pas rompu, à peine une communication, qui, à la maison est toujours demeurée embryonnaire. Nous échangeons un regard où se lit le même étonnement.  Notre mère a mis un an à prendre la mesure d’un silence imposé. Quelques heures ont suffi à sa sœur pour se rendre compte d’une situation insolite ; c’est ce flagrant délit de manquement manifeste à ses obligations qui insupporte notre mère.

La mère n’est-elle pas la garante de l’harmonie familiale au sein du foyer ?

Ma mère, blessée dans son orgueil, enfonce le clou : « faites-le pour elle… » De retour à table, nous nous serrons bravement la main devant notre tante ravie et nous passerons le reste de la soirée à chanter des airs des Beatles,  pont de liaison entre nos cultures opposées.

Ce petit geste hypocrite, calculé, sommé par notre mère indifférente à tout hormis les apparences, aura eu raison d’un an de fâcherie fraternelle. Le silence des enfants est bien plus inquiétant que n’importe quelle chamaillerie faite de portes qui claquent, de fureur et de bruit. Sauf pour ma mère qui semble à cet instant complètement démunie. Il a fallu que sa sœur lui rappelle un de ces foutus principes élémentaires qui l’ont si souvent prise en défaut. Ma mère plus que jamais demeure un vrai mystère. Rien ne peut la toucher, pas même ce silence pesant sur son foyer. A moins que comme toute mère qui se respecte, elle n’ait intégré que notre posture prenait fin chaque fois que nous passions la porte. Que l’extérieur nous happait dans une course folle qui nous liait autant que l’inertie mordante régnant dans notre appartement.

( in Waltraude)