Souvent le matin, je le vois. Ce n’est jamais la même personne, mais c’est toujours lui, ce personnage immuable. C’est le lecteur du Figaro.
On le reconnaît à son air sérieux. Il est absorbé par la lecture de ce qui lui sert de journal. Le plus souvent, il porte le costume raisonnable du cadre, gris, avec une chemise bien repassée, une cravate neutre, de bon aloi. On remarquera aussi sa coiffure, bien mise, le cheveu court et ondulé, ne montrant, malgré l’âge, pas de trace blanche. Oui, l’homme est convenable, il est « comme il faut ». Car c‘est une homme qui se veut responsable, le lecteur du Figaro est rarement une lectrice. D’ailleurs, pour elle, il a été prévu un supplément futile où elle pourra trouver ce qui doit l’intéresser, loin des pages saumon, loin de ce qu’ils appellent la vie économique.
Le lecteur du Figaro ne cherche pas l’information. Il sait, il appartient à l’élite, celle qui a été choisie pour diriger, et si par hasard, il ne s’en va pas rejoindre un bureau directorial, il n’a pourtant pas de regret car il sait qu’il est à sa place, là où il peut le mieux servir cette société d’ordre où tout est décidé par et pour l’élite à laquelle bien sûr il appartient, même si ce n’est qu’à un rang subalterne. Au moins ne fait-il pas partie de ces jaloux qui voudraient faire la révolution pour bénéficier de son travail à lui, sans rien faire. Il la méprise, cette engeance de fainéants profiteurs à qui malheureusement on permet de voter et qui parfois, imposent un gouvernement d’incompétents rouges. Ah qu’il a souffert pendant les sombres années où Mitrand, comme il dit, était à l’Elysée, quelle honte pour la France. Et quand ces incompétents ont fait cette ridicule loi sur les 35 heures. Ah, il les reconnaît bien ces fonctionnaires.
Non, le lecteur du Figaro ne cherche pas à s’informer. Il veut lire la confirmation de ce qu’il sait déjà. Car il sait, lui, il comprend, lui. Ce n’est pas comme ces imbéciles de gauchistes qui contrôlent la presse, la télévision et tout et tout. Car les journalistes sont tous de gauche, c’est connu.
Heureusement, il peut prendre son air sérieux et lire son Figaro qui lui martèle ce qu’il sait, ce que tout personne sensée devrait savoir. Ah, saleté de communistes.
Tiens, il faudra penser à confectionner une carte avec du rouge, une faucille, un marteau. Je pourrais toujours lui agiter cela sous le nez, histoire de lui montrer que les cocos sont toujours là. Il faudra penser à prendre un couteau pour le serrer entre les dents. Aussi.