-1-
C’est la fin du mois de mai, ta terre fume, le temps est gris. Je suis en train de lire au salon; ce livre de Woolf que je n’arriverai jamais à finir The Years. Aujourd’hui, je suis heureuse parce que la fenêtre est ouverte. L’été entre dans la maison et de temps en temps me frôle le nez, la joue et l’âme. Je suis dans la maison, mais je me sens libre. J’entends le bruit d’un gros moteur et je me souviens que Monsieur Turcotte a appelé lundi pour m’aviser qu’il passerait. Je me lève pour jeter un œil dehors. Wendy est montée sur le toit de sa niche. Elle regarde vers l’ouest le tracteur qui se promène avec lenteur sur ta surface. Je vois les lames s’enfoncer en toi pour te retourner. Ça te fait un bien fou, de te faire labourer après six mois d’immobilisme gelé. Je regarde l’opération jusqu’au bout. Il a plu toute la journée hier. Je prends du plaisir à voir ta terre noire et épaisse enfin remuée. Le paysage est plein de ton odeur humide. Je colle mon nez contre la moustiquaire pour mieux te sentir.
Puis, le tracteur s’immobilise et Monsieur Turcotte saute en bas de sa cabine. Il se dirige vers la maison. Bottes à cap à moitié lacées, chandail de coton ouaté usé à la corde et un peu trop petit à l’effigie d’un festival obscure datant de 1989, pantalons verts de travailleurs et mains noircies d’huile et de terre. L’image immuable et rassurante des ces hommes de l’arrière pays que je côtoie. Mes voisins, mes amis, mes oncles, mes cousins. Je lui ouvre avant qu’il n’ait eu le temps de cogner à la porte. Nous parlons un peu de la température. Je lui remets sont quinze dollars habituel. Puis, avant de sortir il me lance un sourire tout rond.
- Marci! Bon été là!
- Bon été à vous aussi!
Je regarde ses yeux trop bleus et je me dis qu’il devait être insupportable quand il était gamin.
Après son départ, j’enfile mes vieilles chaussures trouées et je sors. En voyant que je me dirige vers elle, la chienne se met à sautiller au bout de sa chaîne. Je la dépasse en déposant une main distraite sur son crâne doux. Je vais vers toi. Ta terre retournée entre par les trous de mes chaussures. J’aime cette sensation humide. Je me penche pour enfoncer ma main en toi. Tu entres sous mes ongles. Je ferme mes doigts pour te presser et sentir ta texture. Je suis contente parce que tu es encore plus tendre que l’an dernier. Fraîche. Je vois passer, juste à côté de ma main, une grosse araignée qui traine un gigantesque œuf blanc. Au début, je croyais que c’était leur cul, à ces araignées. Mais l’an passé, en voyant qu’elles se séparaient de leurs culs pour fuir ma bêche, j’ai compris qu’il s’agissait de leurs œufs et qu’elles étaient des mères indignes.
Je me relève et, les mains sur les hanches, je regarde toute ta surface en faisant un plan dans ma tête. Les petits pois et les fèves au sud-ouest. Les tomates, la laitue et les choux au nord-est et le reste au hasard tout en ne négligeant pas de mettre les oignons près des carottes pour éloigner les vers. En me retournant vers la maison, j’aperçois deux lièvres qui se poursuivent en sautillant. Puis, j’en vois un qui renifle dans l’herbe à quelques pieds de moi. J’arrête de bouger pour ne pas lui faire peur. Il me regarde et se dirige vers moi, quelques bons, puis il s’arrête, quelques bonds encore et il passe juste à côté de mes souliers. Je souris, j’accueille cette confiance exceptionnelle comme le plus beau des cadeaux. Il n’y a qu’au printemps, lors des jours chargés d’humidité, que les lièvres sont aussi peu méfiants.
Le ventre me chatouille. J’ai envie de sexe. Il n’y a pas que ta terre qui dégèle au mois de mai. L’an passé à pareil date, je faisais l’amour partout, souvent. Dehors, en dedans, avec l’homme qui partageait ma vie depuis plus de quinze ans. Mais j’étouffais à vivre comme ça, les fenêtres fermées, prisonnière d’un intérieur immobile. J’ai choisi la liberté. Je l’ai trompé, je l’ai quitté, puis mon amant m’a quittée. Tout le monde s’est quitté et je suis enfin seule. Cette envie qui nous prend parfois de tout foutre en l’air! Mais, en renonçant à l’amour au quotidien, j’ai aussi sacrifié le sexe au quotidien.
Puis, il y a quelques mois, j’ai rencontré Frédéric. Il est trop jeune. Il arrive ce soir. Sept cent kilomètres pour mes fesses. Je pense à ses longs doigts, à cette manière unique qu’il a de les glisser en moi, sur moi, comme des anguilles douces. Je pense à ses pouces lisses qui roulent sur mes mamelons avant de les pincer juste un peu trop fort. Je suis aussi humide que toi.
-2-
C’est le début du mois de juin. Il fait chaud. Je suis agenouillée sur toi. Des nuées de mouches noires tournent autour de ma tête sans me piquer. Pas de vent. Je suis huileuse. Je sens le DEET. Mes caissons de semis sont éparpillés tout autour de moi. Avec ma petite pelle, je te creuse profondément puis j’enfonce des plans de tomates dans ta terre. Je les plante inclinés, ça leur donne de la force. Papa me l’a appris. De temps en temps, je relève la tête et pour m’encourager, je te regarde. Un petit vent agite les feuilles des courgettes et des capucines que j’ai plantées hier. C’est magnifique. Je me sens pleine. Sous ma lèvre inférieure, entre mes fesses, autour de mon ventre, il y a de la sueur. Je me lève pour aller à la cruche d’eau que j’ai laissée à l’ombre du cormier. J’aime le bruit de mes pas sur ta surface sèche.
Frédéric est parti ce matin. J’ai des images. De son sexe. Je me rappelle son goût dans ma bouche. Je sens encore les irrégularités de sa peau sous mes doigts. Il m’a donné plus d’orgasmes qu’il ne m’en a ravi. Rares sont les hommes qui s’oublient pour faire jouir une femme encore et encore. Pas une seule fois, il n’a pris ma main pour la poser sur lui. Il me plait. Sa pureté me désarçonne. Il est gentil. Je voudrais pouvoir tomber amoureuse d’un homme gentil. Mais je n’arriverai pas à dire oui à cela, tant que je n’aurai pas cessé d’aimer les deux autres qui sont venus avant. Le problème avec ces grands amours, c’est qu’ils ne se repoussent pas l’un l’autre, ils s’accumulent. Et ça fait des strates de roches qui rendent le cœur de plus en plus plein et lourd. Il me plait, mais il n’y a pas assez de place pour lui. Pas encore.
-3-
C’est le début du mois d’août. Je suis debout devant toi. La brise se promène sous ma robe fleurie. Son tissu se déploie sur ma peau. L’une des plus délicieuses sensations de l’été. Je tiens l’arrosoir dans une main, un verre de rosé dans l’autre. Je te donne de l’eau à tous les jours, mais ça ne suffit plus. Cette pluie artificielle ne pénètre pas autant en profondeur que la vraie. Les feuilles des tes tomates ramollissent. Le niveau du puits est de plus en plus bas. J’ai décidé de laisser mourir les fleurs en pot. Je garde la précieuse eau pour tes légumes. Je veux un orage.
Je crois que Frédéric est en train de tomber amoureux. Il va falloir que je prenne une décision.
Je vais ranger l’arrosoir. J’ai un petit étourdissement en me dirigeant vers la grange. Le vin rosé. Le soleil. Pas assez mangé aujourd’hui. Je vais à ma chambre pour m’étendre sur mon lit. La fenêtre est ouverte. Je m’endors. Seule. Un sommeil léger de fin d’après-midi. Les sensations vaporeuses de la langue de l’amant, de ses doigts frais. Le bourdonnement des guêpes qui cesse. Les oiseaux ne chantent plus. Dehors, c’est le silence. Le sexe de l’amant entre mes cuisses. Les rideaux se soulèvent. Puis, le tonnerre sourd, lointain. Et la pluie. Je l’entends si drue. J’ai peur que tes plans cassent. Mais, je te sens soupirer. Ton soulagement enfin venu. Je le sens. J’ai l’impression d’être ta terre inondée par l’orage.
-4-
C’est le début du mois de septembre. L’été va finir. Je ne peux pas l’oublier, les grillons le répètent sans cesse. J’ai mis mes vieux jeans troués et ma blouse à fleurs délavées. Je suis assise sur la pelouse qui te borde. Je te regarde. Le soleil d’automne. Ce jaune, beau et cruel, partout sur toi. Ta fin bientôt. Le maïs n’aura pas le temps de murir. Autour de moi sont éparpillés les plans de tomates déracinés et les culs de poules remplis à rebord de leurs fruits. La plupart sont encore verts. L’été est trop court ici. Il va falloir que je les dépose dans des boîtes de carton sous les lits et qu’à chaque jour je jette les pourris jusqu’à ce qu’ils soient tous bien rouges. Alors, je les pèlerai et ferai une sauce délicieuse que j’entreposerai au congélateur. Ta récolte est si bonne que je suis certaine d’en avoir pour tout l’hiver.
Ce sont mes derniers instants avec toi.
J’ai le cœur gros. J’ai ajouté une strate de douleur à l’habituelle nostalgie de l’automne. J’ai quitté Frédéric hier. Malgré la compatibilité de nos corps, j’ai bien compris que nous n’avions pas d’avenir ensemble. J’aurais continué par égoïsme. Pour avoir quelqu’un qui viendrait à moi et me réchaufferait de temps en temps. Il s’attachait de plus en plus. Je savais qu’il serait incapable d’aimer quelqu’un d’autre tant que je serais dans sa vie. J’avais envie de fuir. Je n’avais rien à lui offrir que mon corps désirant. Il me semblait inconcevable de poursuivre alors que je portais en moi la certitude de notre non-avenir.
Nous ne nous parlions jamais au téléphone. Alors j’ai du me servir de MSN.
Il a compris. Avec sa douceur et son humour habituel, il a compris.
Il m’a dit : «Je n’arrive pas à croire que lorsque je fermerai cette fenêtre je ne te reparlerai plus jamais, mais ça ne sert à rien d’étirer le temps.» J’ai pleuré. J’ai répondu : «Prends bien soin de toi et sois heureux tu le mérites tellement.»
J’ai fermé la fenêtre moi-même.