et nous incite à le lire.
Il fait partie du patrimoine savoyard. Avec son frère Xavier, il a d’ailleurs été statufié devant le château de Chambéry. Mais qui sait ce qu’écrivait Joseph de Maistre ? Assurément pas grand monde. Il a pourtant inspiré des auteurs illustres tels que Baudelaire, Cioran, André Breton ou René Guénon. Et en 2007, Philippe Sollers consacra le premier article du numéro 100 de sa revue littéraire L’Infini à un éloge de celui qu’il présenta comme l’écrivain le plus maudit qui soit. C’est que le comte de Maistre, pour qui la Révolution française ne fut rien de moins que l’œuvre du Malin, est perçu comme un affreux réactionnaire. Selon Sollers, acteur majeur de l’avant-garde littéraire française des cinquante dernières années, Joseph de Maistre est en fait celui qui peut le mieux nous permettre d’appréhender en toute connaissance de cause les problématiques religieuses qui enflamment la planète aujourd’hui.
Alors comme il l’a fait avec succès pour le sulfureux marquis de Sade, Sollers travaille à la réhabilitation de l’écrivain savoisien qu’il estime être l’un des plus grands auteurs de langue française. La tâche est difficile, même pour un homme que l’on dit très influent dans le milieu littéraire parisien. Car Maistre est désormais encore plus tabou que Sade et, malgré une réédition récente rassemblant nombre de ses œuvres, certains de ses livres majeurs restent quasi introuvables. Philippe Sollers est donc dans la Voix pour vous en parler.
Philippe Sollers, que vous inspire le fait que, alors qu’une statue des frères de Maistre se trouve devant le château à Chambéry, l’œuvre de Joseph soit très largement méconnue sur sa terre savoyarde ?
Ah ! La Troisième République… L’ignorance organisée qui débouche sur la dévastation. Mais Joseph de Maistre n’est pas méconnu seulement sur sa terre savoyarde. C’est la même chose en France. Et si j’observe que faire une statue avec les frères de Maistre est une initiative très charmante, l’un est quand même extraordinairement important, tandis que l’autre est notable. Les mettre ensemble, c’est déjà atténuer la portée extrêmement vaste et profonde de Joseph. Alors pourquoi est-il méconnu et même maudit ? A cause de l’enseignement falsifié de l’histoire de France depuis au moins la Révolution.
On dit d’ailleurs de Joseph de Maistre que c’est un écrivain français, alors qu’il n’a jamais été français…
Il n’a jamais été de nationalité française, mais on est l’écrivain de la langue qu’on écrit, surtout lorsqu’elle est si bien écrite. Et puis il s’est quand même occupé de questions qui touchent de près à l’identité française. Donc c’est un très grand écrivain français dont le travail le plus impressionnant porte sur l’histoire des religions, à l’intérieur même du christianisme.
Il propose aussi un regard sur une période historique particulièrement mouvementée…
Oui, car il a d’abord vécu le choc de la Révolution française. Il faut lire ce qu’il en dit, notamment sur son caractère satanique, un mot très fort. Il est ensuite devenu ambassadeur du royaume de Sardaigne en Russie, dans le cadre d’une carrière diplomatique tout à fait intéressante, en menant en même temps des activités occultes évidentes, puisqu’il était franc-maçon, ce qui le caractérise encore mieux dans la connaissance de l’envers de l’histoire. C’est un personnage prodigieux dont la vie romanesque est extrême. Et ses livres sont absolument capitaux pour étudier l’histoire.
Comment l’avez-vous découvert ?
Il traînait dans la bibliothèque familiale deux volumes d’une ancienne édition des Soirées de Saint-Pétersbourg. J’ai pris le livre, je l’ai ouvert et j’ai trouvé ça éblouissant. D’accord, pas d’accord, ce n’est pas le problème. Le style vous emporte immédiatement. Depuis, j’y reviens toujours, tout simplement pour approfondir les connaissances sur l’analyse religieuse, car c’est nécessaire pour savoir ce qui s’est passé, d’autant que l’Eglise catholique est difficile à comprendre. Et Maistre montre par exemple très bien, dans De l’Eglise gallicane, quand s’est produite la rupture entre le catholicisme romain et un catholicisme français devenu très exsangue, tout à fait lamentable, si l’on peut dire. C’était sous Louis XIV. Mais, aujourd’hui encore, les querelles de religion sont absolument centrales. Elles prennent même depuis trente ans de plus en plus d’importance.
La lecture de Maistre permet-elle de comprendre quelque chose aux problèmes de religion actuels ?
Oui, car c’est l’auteur cardinal sur ces sujets. Il y a très longtemps qu’il a écrit, mais c’est véritablement prophétique et d’une profondeur tout à fait géniale.
Il met en avant le rôle central de la providence, qui est à l’origine de véritables punitions divines dont la Révolution française serait une illustration éclatante…
Il pense même à une chose extraordinairement étonnante. C’est que, après le péché originel, il y a eu inculpation en masse de l’humanité. Donc il y a des passages fantastiques où l’ange de l’extermination tourne autour de la planète et frappe tantôt une nation, tantôt une autre, selon ses péchés. D’après Maistre, la France a été sanctionnée pour ses mauvaises conduites dans ses relations avec Rome. On n’est pas obligé de penser comme lui, mais c’est prodigieusement inspiré. Et ce qui m’intéresse, c’est la vision. Elle est d’une intense poésie, très profonde philosophiquement et d’une érudition historique absolument sans faille.
Vous dites que, pour lui, il y a Rome, rien que Rome. En même temps, dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg, il écrit que toutes les traditions sont vraies, qu’il suffit de les nettoyer et de les remettre à leur place pour les voir briller dans toute leur cohérence…
Oui, à Rome. Tout cela converge vers un panthéon qui est St-Pierre de Rome. Pour Maistre, c’est la papauté, indubitablement, qui relie. La synthèse universelle, si vous voulez, est catholique. Que vous soyez juif, musulman, bouddhiste, si vous creusez à fond, tous les chemins mènent à Rome.
Dans les Soirées, il est aussi dit que des oracles annoncent que les temps sont arrivés, en faisant allusion à l’Apocalypse de saint Jean, mais aussi à la Révolution française qui aurait mis en mouvement le grand événement. Doit-on voir dans cette révolution le début d’une période apocalyptique dont notre époque contemporaine pourrait marquer la fin ?
La pensée apocalyptique a toujours été là. Mais on peut lire dans un texte de Maistre inspiré de Plutarque que les délais de la justice divine peuvent prendre un temps considérable. Alors bien sûr, dans un monde où l’on ne voit pas plus loin que le bout de son pouvoir d’achat remis en question, c’est très difficile d’évoquer des questions historiques larges. Et comme toute tyrannie, celle du marché, qui n’est que le prolongement de la souveraineté de la technique, évacue la culture historique. Celui qui vient d’arriver et qui règne ne souhaite pas que l’on sache ce qui s’est passé avant lui.
On peut quand même lire Maistre en se disant : il écrivait au début de ce grand événement, on est toujours dedans…
Oui, et c’est brûlant, car on assiste à des phénomènes d’une ampleur inimaginable il y a trente ou quarante ans. Qui pouvait alors se douter qu’on aurait un islamisme si enflammé ? Ceux qui savent que de vieilles histoires peuvent revenir avec plus ou moins de violence. C’est pour ça qu’il faut lire Maistre, qui a écrit dans des situations d’intense catastrophe pour lui-même car il a eu une vie très difficile.
Aujourd’hui, quels sont les retours quand vous publiez un éloge de Maistre ?
Des lettres d’insultes.
De qui ?
Je ne sais pas… Il y a encore eu dernièrement un article dans L’Humanité, car il ne faut pas parler de Maistre. Mais cela prouve un refoulement tellement à vif. On a l’impression d’avoir affaire à un vrai cléricalisme. En fait, je reçois des lettres d’insultes de dévots de la religion républicaine jacobine. Et si je fais l’éloge de la Gironde, je vais recevoir aussi des lettres m’avertissant que ce n’est pas bien.
En même temps, vous constatez que les catholiques ne veulent pas non plus entendre parler de Joseph de Maistre. Pourquoi ?
Les catholiques ne veulent pas être catholiques. Ils font du bricolage, mais ne savent rien. L’ignorance sur les questions religieuses est quasiment totale. Je passe mon temps à voir des gens qui ne savent pas ce que c’est. Alors ils voient à peu près les fêtes, encore que savoir ce qu’est l’Ascension, l’Assomption, la Pentecôte… Ils ne peuvent même pas écouter une messe, car ils ne savent pas de quoi ça parle. Ils sont donc extérieurs à la culture occidentale.
Le fait que Maistre touche au domaine de l’ésotérisme peut-il contribuer à faire peur, notamment chez les catholiques, qui ne mettent pas cet aspect de la religion en avant ?
Mais ils ne savent rien de leur propre religion, donc on ne va pas leur demander en plus de s’intéresser à l’ésotérisme. Et ceux qui s’intéressent uniquement à l’ésotérisme ne savent rien non plus du catholicisme. Mais pourquoi rester coupé de quoi que ce soit ? Maistre, lui, ne se prive de rien. Il est évident qu’il est bourré de pensées ésotériques, mais, ce qui est fabuleux, c’est qu’il n’en reste pas là. Il entre résolument dans l’histoire et y voit l’irruption de quelque chose qui s’appelle la Bible, qui s’appelle ensuite la Révolution et ce qui s’ensuit. Une histoire saignante, pour le coup.
Et il voit partout la main de Dieu…
Oui. Il est celui qui analyse le mieux ce qu’on peut penser de l’histoire dans un terme providentialiste ou selon une volonté cachée à longue échéance à partir de la Révolution française. C’est là que ça se joue. Et, aujourd’hui, Maistre peut être une clef pour comprendre notre époque, donc on a tout intérêt à le lire. Sauf qu’on est sous hypnose et que, dans l’enseignement transmis par l’école, par l’université, par les familles, par la politicaillerie, il ne faut surtout pas aborder la question de la Révolution, car c’est le socle. C’est la fondation.
En lisant Joseph de Maistre, les Savoyards pourraient aussi mieux comprendre leur histoire et l’impact qu’a eu la Révolution française sur la Savoie…
Mais ils n’en ont pas envie. Ce sont de tranquilles citoyens éternisés dans le calendrier de la Troisième République, alors qu’on est au début du xxie siècle dans quelque chose qui n’est même pas la Cinquième. Et pour nos élus locaux, c’est encore le xixe siècle à travers les âges. Avis aux Allobroges.
Entretien : Jo Veillard
Article publié dans le n°17 de la VDA, été 2008
http://www.lavoixdesallobroges.org/culture/362-itw-philip...