Faute de pouvoir jouer au sauveur en Libye avec l’aval de toute l’Amérique, il reste une option, probablement envisagée depuis plusieurs mois dans les couloirs de la Maison Blanche. Frapper l’ennemi intime, l’obsession américaine décennale. Tuer Oussama ben Laden. Galvaniser les foules. Unifier l’Amérique dans ce qu’elle connaît de mieux : son patriotisme. Un patriotisme revanchard, comme l’avait si bien compris George W. Bush. Mais après tout, si le prix est celui d’un homme et pas celui d’une foule, à quoi bon s’en priver ?
Cela fait près de huit mois que les services de renseignements américains SAVENT où est Oussama ben Laden. Huit mois que rien n’a été fait. Pourquoi ? Certes, une opération pour abattre l’ennemi public numéro 1 n’a pas le droit à l’erreur, mais quelques semaines devraient y suffire après tout. Alors, pourquoi ? Allons bon, à quand remonte Wikileaks déjà ? Octobre 2010. La chronologie est trop belle pour être vraie ! Au plus deux mois après que le lieu de résidence de ben Laden ait été identifié. Et, convenons-en, une opération médiatique reste bien moins onéreuse et embarrassante qu’une opération militaire aux retombées incertaines.
Alors, le pari est pris : Wikileaks est lancé dans un premier temps. Après tout, si des musulmans pacifiques peuvent tuer un autre musulman intégriste sans que l’Amérique ne soit tachée au passage, autant en profiter. Et si par la même occasion le jeu international peut être clarifié sur un énorme coup de bluff, il n’y a plus à hésiter.
Nous voilà en avril 2011. Ben Laden reste introuvable pour le grand public, au mieux un fantôme sur bandes vidéo, un olibrius planqué dans une grotte dont seules les cendres des Twin Towers, des métros de Londres et d’une gare de Madrid nous rappelle qu’il existe bel et bien.
Wikileaks a fait son travail qui continue de se propager au Yémen, au Lyban, ou encore en Syrie.
Les sondages pour Barack Obama en vue de l’échéance de novembre 2012 ne sont pas des plus encourageants, la campagne républicaine continue son agression politique – remettant une fois de plus en cause les origines d’Obama et prétextant à tort une naissance hors Etats-Unis.
En Libye, la situation semble s’enliser, et les applaudissements internationaux tardent à se faire entendre pour Obama comme pour Sarkozy et le reste de l’Europe.
Sauf que.
Sauf qu’Obama a toujours la carte ben Laden dans son jeu. Et qu’il décide de la jouer. L’opération a due être répétée des dizaines, peut-être des centaines de fois. Le risque zéro n’existe pas, mais les chances de raté sont infinitésimales. Quelque part vers Abbottabad au Pakistan, Oussama ben Laden est là. Il ne bouge pas, l’aigle de la CIA a ses yeux rivés sur lui, les M-16 sont huilés, prêts à faire feu dès que l’ordre de mission sera validé par les hautes instances, Pentagone, Maison Blanche et toute la clique.
Le 28 avril, une bombe explose à Marrakech. Très vite, al-Qaida est pointé du doigt. C’est le moment d’appuyer sur la gâchette. Le temps de laisser passer un mariage princier en guise de préliminaires pour les réjouissances, et l’ordre est donné. Oussama ben Laden peut mourir, les télés internationales seront toutes au rendez-vous. Tant pis si la première dame de France doit attendre une semaine de mieux pour annoncer qu’elle est enceinte.
Mais, car il y a un mais, si la procédure d’exécution est réduite au risque minimal, les Etats-Unis ont néanmoins commis une erreur majeure que les prochains mois devraient hélas confirmer sauf contre-mesure dans les heures ou les jours qui viennent.
Oussama ben Laden n’est pas mort physiquement. L’absence d’images ou de vidéo de sa mort et de ce qui est advenu de son corps est une erreur magistrale. Sans mort physique concrète, Oussama ben Laden continue à vivre dans l’imaginaire collectif, à jamais figé en tant que barbu aux cheveux grisonnants, coiffé de son turban blanc.
Lorsque le Pentagone prétexte ne pas vouloir d’un lieu de pèlerinage, il a raison : de la tombe de Louis XIV à celle de Franco en passant par Ben Gourion, Mahomet, Napoléon ou encore Mao, une tombe est un lieu de recueillement, mais aussi de folie collective, d’unification de la foule ou de force collective. Laisser une tombe précise et mise en valeur à ben Laden, ce serait créer un avatar de l’intégrisme pour plusieurs décennies. Avatar plus philosophique que physique par ailleurs. On ne vient pas mourir sur une tombe ; on y pense.
Deuxième erreur, nulle autorité musulmane ou arabe n’est intervenue dans le processus d’élimination d’Oussama ben Laden. Pas de Pakistanais pour décider quoi faire du corps sans vie étendu sur leur territoire, pas d’institution musulmane pour procéder à des rites funéraires, pas de choix hors autorité américaine.
Mais l’absence de trace de mort, l’absence de tombe, l’absence de présence arabo-musulmane est pire pour ce qui est de la violence immédiate. L’absence d’un corps galvanise les foules. Couplée à l’absence de support visuel, l’immersion du corps d’Oussama va renforcer pour quelques mois, peut-être quelques années les désirs intégristes. L’absence de tombe fait de ben Laden un martyr, ce qu’il a toujours revendiqué par ailleurs pour les troupes d’al-Qaida. Le sacro-saint leader applique le sacro-saint commandement, le voilà devenu bien pire que ce qu’il aura pu être de son vivant : le voilà devenu un symbole pur.
Et pourtant, le renseignement américain, la CIA en première ligne, avait des antécédents pour éviter ce genre d’erreur.
Retour en arrière. Octobre 1967, quelque part dans la jungle bolivienne, une troupe de guérilleros d’orientation marxiste fuit l’armée nationale appuyée par des forces américaines. A la tête de ces révolutionnaires en déroute, Ernesto « Che » Guevara l’Argentin, Cubain d’adoption.
Le 8 octobre, blessé, Guevara est arrêté puis détenu par les troupes présentes. Le 9 octobre au matin, il est froidement exécuté. Son corps est exposé quelques heures, puis ses mains tranchées en tant que preuves, et le corps enterré dans un endroit tenu secret.
S’il n’y eut pas à proprement parler de mouvements guevaristes organisés, de nombreux groupes soi-disant marxistes se proclamant guevaristes mais aux visions bien plutôt terroristes ou mafieuses ont éclos à travers l’Amérique latine, responsables de dizaines de morts.
Ce n’est que trente ans après sa mort que le corps d’Ernesto Guevara a été retrouvé avant d’être rapatrié sur le sol cubain où un mémorial lui est dédié à Santa Clara.
En ces premiers jours de mai 2011, al-Qaida a été décapité, mais les intégristes de tout bord ont trouvé une raison de plus de passer à l’acte. Ils peuvent à présent poursuivre le symbole Oussama ben Laden, et le trahir, c’est-à-dire le dépasser, non pas dans la violence des actes (qui demandent une organisation très poussée) mais dans le nombre d’actes terroristes à venir. Ces probables retombées n’auraient pas de raison d’être si ben Laden était mort physiquement – et les Etats-Unis peuvent encore espérer rattraper cette erreur stratégique majeure s’ils dévoilent des images.
Qui sait aujourd’hui où repose le corps de Saddam Hussein ? Personne. Mais personne ne s’y intéresse. Non seulement parce que Saddam Hussein a renforcé les oppositions entre sunnites et shiites, au contraire de ben Laden dont les appels s’adressaient à tous les musulmans, mais surtout parce que Saddam Hussein est mort de façon avérée, sous nos yeux, exécuté dans l’empressement au bout d’une corde. Mais son corps a cessé de bouger. Son être a cessé d’exister. Pas celui d’Oussama ben Laden. Pas à ce jour.
Vous doutez encore de mes spéculations ? Vous doutez qu’une personne morte, qu’un corps disparu puisse galvaniser des foules et renforcer pour un temps leurs actions ? Auriez-vous oublié un certain Jésus de Nazareth ?
L. T. (2/05/11)
« De même que les corps et les êtres vivants doivent avoir une certaine étendue, mais que le regard puisse aisément embrasser, de même les histoires doivent avoir une certaine longueur, mais que la mémoire puisse aisément retenir. »
- Aristote, Poétique -