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Fabienne Raphoz | « Leçons semblables aux oiseaux »

Publié le 03 mai 2011 par Angèle Paoli
Fabienne Raphoz,
Jeux d’oiseaux dans un ciel vide   augures,
Éditions Héros-Limite, Genève, 2011.

Lecture d'Angèle Paoli

« LEÇONS SEMBLABLES AUX OISEAUX »

  Jeux d’oiseaux dans un ciel vide augures. Pourquoi Fabienne Raphoz met-elle en exposant le mot « augures » en prolongement du titre ? Sans doute l’auteur de ce bel et étrange livre cherche-t-elle à donner typographiquement au mot augures toute sa dimension d’envol. Sans doute aussi accorde-t-elle au mot augures une valeur mi-algébrique, mi-alchimique, et cherche-t-elle à focaliser l’attention sur l’étymologie du mot « augures » [ainsi les mots latins de avis, aucellus, avicellus d’où est issu le mot « oiseau », partagent-ils avec les mots augur et auspex la même racine. Les Romains ne nommaient-ils pas augur et auspex, celui dont la fonction était d’interpréter le cri et le vol des oiseaux ? Quant au mot grec ornis, il signifie « présage ».] Ainsi, dans cet ouvrage inclassable de plus de deux cents pages, Fabienne Raphoz, poète et ornithologue chevronnée, se livre-t-elle, en « augure », à une approche très personnelle des oiseaux. Tout à la fois historique, scientifique, encyclopédique, magique et poétique. C’est dire aussi qu’elle trouve dans cette passion une connaissance propre à augmenter (du latin augere) les entreprises humaines. La sienne et celle de ceux qui la lisent. Examinant au plus près ― en véritable auspice (auspicium, composé de avis et de specio) ― les traits distinctifs des oiseaux dont elle compose et décline inlassablement et systématiquement la nomenclature, elle dénonce dans le même temps dans Jeux d’oiseaux dans un ciel vide, la puissance destructrice des hommes, leur veule et rapace avidité.

  « Vingt millions de perroquets sont en captivité.
Plus l’espèce est en danger, plus sa cote est élevée »,
écrit Fabienne Raphoz dans les deux pages consacrées aux psittacidés. Pourtant Fabienne Raphoz souligne d’emblée l’étroite parenté des oiseaux avec l’homme. Ainsi découvrons-nous que :

  « L’oiseau comme l’homme est un eucaryote
L’oiseau comme l’homme est un métazoaire
L’oiseau comme l’homme est un tétrapode
L’oiseau comme l’homme est un amniote
L’oiseau comme l’homme est un vertébré ».

   Cette proximité généalogique n’empêche nullement les hommes de s’en prendre à leurs semblables, parfois pour des motifs futiles :

  « La Grande Aigrette a failli disparaître pour quelques chapeaux ».

   De toutes les espèces nommées et énumérées, pas une qui n’échappe à la mise en garde. Toutes sont vulnérables, la plupart menacées d’extinction, d’autres enfin ont été définitivement rayées de la carte du ciel et du monde. Tout comme l’ancêtre commun à tous ces oiseaux, l’archéoptéryx, dont l’auteur(e) évoque l’existence dans le poème intitulé « Au merle de mon jardin » :

  « Les ancêtres dinosaures du merle de mon jardin ne se
sont pas éteints,
  ils se sont envolés ; »

  Ni encyclopédie ni dictionnaire ni catalogue, mais combinant certaines des caractéristiques de ces différents ouvrages, Jeux d’oiseaux dans un ciel vide est composé de deux livres : intitulé Uccelli ― pluriel italien pour dire « oiseaux » ― , le Livre I est consacré aux « non passereaux », depuis les « striuthioniformes », famille d’oiseaux incapables de voler (autruche, nandou, casoar…) jusqu’aux « piciformes » dont font partie le barbican, le barbion, le cabézon, le toucan… ; le Livre II, Uccellini ― diminutif italien pour désigner les petits oiseaux ― s’intéresse à l’ordre des passereaux, depuis les « philepittidés » jusqu’aux « laniidés » dont fait partie la pie-grièche.
  Parmi les « petits oiseaux » figure la fauvette à tête noire à laquelle Fabienne Raphoz voue une tendresse particulière puisqu’elle lui dédie son livre : « à la mémoire de la fauvette à tête noire  », lit-on dans un premier exergue. Dans un second exergue, la poète semble inviter le lecteur à traverser avec elle les mots et les lieux, à la suivre, ailes déployées, au-dessus des géographies arpentées, à la rencontre des espèces :

  « Nous « avons traversé la Forêt »
Nous survolerons ? les (noms d’) oiseaux.
 »

  Ainsi noms d’oiseaux insoupçonnés et noms de géographie inconnus s’entremêlent-ils dans leur multiplicité colorée et leur étrangeté. Un univers mystérieux se déploie au fil des pages, un monde s’ébauche qui trace sa cartographie intime, courbes de niveau et enchâssement de rémiges, formes et variations, langage propre et musique, cris et onomatopées inclus. Un théâtre total livre la complexité de sa langue sous nos yeux. Il faut toutefois un peu de silence et un peu de patience pour se familiariser avec petits et grands oiseaux.

  Emprunté au poète américain Robert Duncan *, le titre, Jeux d’oiseaux dans un ciel vide, annonce les jeux du poète avec les mots, avec la page. Au fer à gauche, les « augures » majeurs imposés par les règles de classification de l’ornithologie composent de longues litanies d’oiseaux. Ainsi des Anhingidés par exemple :

« (Anhingidés)

L’anhinga est un oiseau-serpent
L’anhinga déploie ses ailes au soleil comme le cormoran
L’anhinga est un esprit malin tupi
L’anhinga est un harponneur
L’Africain comme l’Américain est noir et blanc
Un liseré vermillon sépare l’Africain de l’Américain
L’Anhinga roux n’est pas si commun
L’Anhinga roux n’est pas qu’Oriental
L’Anhinga roux n’est pas qu’Africain
L’Anhinga roux a le ventre noir »

  Au fer à droite, le plus souvent en caractères italiques, inspirés par le premier corpus, viennent s’insérer les « augures » personnels du poète. Textes et typographies, espacements et ponctuation, pictogrammes et idéogrammes varient en fonction des « augures » premiers. Référents culturels et citations – le lecteur croise au passage William Carlos Williams, Jérôme Rothenberg, Henry David Thoreau, Hermann Melville, Charles Olson, Emily Dickinson, Mark Twain… mais aussi François Rabelais, Guillaume du Bartas, Madame d’Aulnoy et Caroline Sagot Duvauroux (« la nonette a fait écrire un beau livre à Caroline ») ―, inventions et dérivations impropres

― « L’Alcippe à tête grise grise et merle son chant
Les akalats d’Afrique fauvettent et solitairent leurs flûtes » ―, néologismes, émaillent la page, enrichissent le corpus augural, en modifient la lecture, l’orientant vers l’humour et le sourire de la lectrice.
  Comme par exemple dans cette strophe ternaire, en regard du texte consacré à l’Anhinga :

Virgile décrit :
Voici l’oiseau plongeur qui se sèche au soleil
Sulpice Sévère condamne :
Voilà l’image du démon
et le poète s’incline
Je te salue vieux cormoran

  Les noms savants entraînent dans leur sillage des plumages et des couleurs, toute une panoplie d’images et de langues. Ainsi des Parulines (mésange, loriot, orfraie ?), tous oiseaux de mauvais augure si l’on s’en réfère à l’étymologie latine. Pourtant la paruline, qu’elle soit « à calotte noire », « à flancs marrons », « à ailes blanches », « à face rouge », « à couronne rousse »… semble se désintéresser du ciel. Uniquement occupée de son propre langage, elle compose avec celui de ses semblables une partition babélienne pour musique néo-sérielle ou répétitive digne d’Einstein on the Beach : pleased-pleased-pleased-pleased-to-meetcha/ weacher-wheacher-wheacher-chee/ bee-buz-buz-buz bee-buz-buz-buz-buz/ wi-tsi-wi tsi-wi si-wi-wishu…
  Avec la série des Bruants, c’est « le trille obsédant » des Embérizidés qui rythme le texte. Chaque Bruant « se le joue » à sa mode, alternant et variant à l’infini les tonalités. Ces pages et d’autres encore rappellent en écho les fameux Zozios de Jacques Demarcq, « traducteur d’oiseaux et de littérature ».
  Certaines séries constituent des énigmes, comme cette suite aux noms bizarres, sans ponctuation ni article, qui se termine en interrogation inattendue et en non moins surprenante surprise :

« Éroesses couturières dromoïques bathmocerques camaroptères éminies apalis prinias sont des cisticoles qui l’eut cru ? ».

  Liberté et fantaisie gagnent progressivement l’espace. Les listes sont éclatées, familles d’oiseaux brusquement disséminées sur la page. Mais têtues. (Thraupidés) & Cardinalidés se reconstituent à la page suivante, renouant avec les rythmes des séries, leurs couleurs et leur diversité. « Tu oublieras jusqu’à leur nom ! » s’insurge le poète. L’injonction se réalise, peut-être à son insu. Dans la page cryptée consacrée aux seules onomatopées, les oiseaux ont disparu. L’univers des mots cède la place à l’univers des signes. Il ne reste des oiseaux que la trace. Il faut attendre la Coda pour retrouver de A à Z, dans le mystère de leur nom latin, la musique inlassable des espèces.

  La présence de Fabienne Raphoz à ses oiseaux est telle que l’empathie se fait symbiose. Avec le plus commun des oiseaux. « Parfois je suis un peu le merle de mon jardin ».

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

* Robert Duncan, « Proofs », in The Opening of the Field, New York: Grove Press, 1960, p. 59.



FABIENNE RAPHOZ

PORTRAIT DE FABIENNE RAPHOZ

Image, G.AdC

■ Fabienne Raphoz
sur Terres de femmes

→ Procellariiformes (extrait de Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)




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