Martin Suter lance une série policière délectable, avec une jolie paire d’arnaqueurs. Premier épisode: Allmen et les libellules...
Que sont devenues les cinq coupes de Gallé à motifs de libellules volées le 27 octobre 2004 au cours d’une exposition au château de Gingins ? Martin Suter n’en sait pas plus que nos confrères «localiers» de la Côte, car la police vaudoise reste discrète sur l’enquête toujours en cours.
Mais l’écrivain n’en a pas moins une longueur d’avance en matière d’affabulation puisque c’est à ce fait divers que se réfère le titre et une partie de l’intrigue de son nouveau roman, Almenn et les libellules, inaugurant une série policière dont son éditeur français (Christian Bourgois) annonce déjà les deux prochains titres : Almenn et le diamant rose, que suivra Almenn et la suite aux dauphins.
Un succès de plus au palmarès déjà flamboyant de l’écrivain zurichois sexagénaire ? C’est plus que probable, à en juger par l’accueil enthousiaste réservé à l’édition allemande (Diogenes) par le public et la critique. Et le fait est que le talent à facettes de ce grand «pro» de la narration claire et lisse , observateur caustique de la société contemporaine et plein d’empathie pour ses personnages, mène son affaire avec maestria.
Rappelons alors que, révélé en 2007 par le mémorable Small World, poignante histoire d’un homme en proie à la maladie d’Alzheimer (qui vient d’être adapté au cinéma par Bruno Chiche, sous le titre de Je n’ai rien oublié, avec Gérard Depardieu et Nils Arestrup dans les premiers rôles), Martin Suter a conquis le public international avec sept romans, dont L’Ami parfait et La Face cachée de la lune, constituant autant de tableaux incisifs du monde actuel, jusqu’au Cuisinier évoquant un requérant tamoul dans la société zurichoise dorée sur tranche.
Ecrivain tardif, puisqu’il n’a publié son premier roman qu’à la veille de la cinquantaine, Martin Suter a tracé sa voie à l’écart des balises académiques. De grands voyages, une activité alimentaire de rédacteur publicitaire haut de gamme, l’apprentissage de la narration via le scénario de cinéma (il a signé ceux de plusieurs films de feu son ami Daniel Schmid, dont Berezina et Hors saison, ainsi que celui de La disparition de Julia de Christoph Schaub), des reportages pour le magazine Geo, des chroniques caustiques sur l’univers de l’économie et de la finance (la série de Business Class) ont marqué son solide ancrage dans le monde.
Deux grandes admirations déclarées, pour les écrivains aux mêmes prénoms de Friedrich, Dürrenmatt et Glauser - le moraliste visionnaire et l’anar du polar -, orientent sa propre position décentrée de la réalité helvétique. Nomade organisé, le Zurichois transite régulièrement entre Ibiza, le Guatemala et notre pays, qu’il voit avec la juste distance de l’observateur en mouvement. Marié à l’architecte Margrit Nay Suter, l’écrivain a connu avec celle-ci un grand deuil à la mort accidentelle, en sa troisième année, de l’un de leurs deux enfants adoptés au Guatemala – le petit Toni auquel les deux derniers livres du romancier sont dédiés…
Une belle paire
Mais qui est donc ce Johann Friedrich von Allmenn, que nous allons suivre d’un épisode à l’autre de cette série «policière», flanqué de son homme à tout faire guatémaltèque Carlos, fin cuisinier et pas moins loustic que son patron ?
Disons que «Fritz» est un charmant jean-foutre dont le père agriculteur a fait fortune dans la spéculation sur les terrains de l’autoroute A5 avant de mourir prématurément, laissant à son fils un héritage que celui claque dans l’achat de beau objets aussi chers que rares, qu’il revend pour éponger ses dettes, non sans faucher quelque belles pièces au passage, qu’il fourgue ensuite à son compère Jack.
Dans Le dernier des Weynfeldt, Martin Suter avait déjà montré sa bonne connaissance des milieux de l’art marchandé, qu’il revisite ici d’un pied plus léger. D’emblée, ses deux personnages principaux attirent la sympathie du lecteur, autant que l’humour et la finesse du récit, très concis et ciselé, qui évoque les observations d’un Donald Westlake. Point d’action explosive ni de crimes en série à l’horizon, mais on ne s’embête pas un instant dans cette première «enquête» joyeusement amorale…
Martin Suter. Almenn et le libellules. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. Christian Bourgois, 165p.