Ils nous ont dit ça sur le télésiège. Je sais pas pourquoi. Parce qu’on y était tous les quatre, sûrement, à 20m du sol, dans le grand blanc, isolés. Juste tous les quatre, comme on aime tant
se retrouver. Aimait. J’arrive pas à m’y faire, qu’il va falloir employer l’imparfait, maintenant.
Ils nous ont appris ça sur le télésiège, et c’est Fred qui a amorcé la bombe par un « Julie et moi on a un truc à vous dire ».
Nous, de suite :
« vous allez avoir un bébé ! »
« vous vous mariez ! »
« vous adoptez ! »
Nous, pauvres cons, à côté de la plaque.
Julie regardait le sol, 20m plus bas. Fred regardait mon homme, bouche plissée, mode "on se comprend". Mais mon homme, tout comme moi, il comprenait pas.
Alors Fred a lâché sa petite phrase, sa grosse bombe. Celle qui commence par « Avec Julie, on a bien réfléchit, on a décidé de... ». BABOUM.
Il parait qu’après la déflagration d’une explosion, pendant plusieurs secondes, c’est le silence absolu.
Là, pareil.
Juste le "tchouik-tchouik" des poulies du télésiège.
La surprise nous chope à la gorge. On aurait jamais cru. On a rien vu venir.
On est pétrifié.
Moi, je joue la morte ensevelie sous les gravats. J’attends les secours. Mon homme, plus costaud, plus courageux, ose tenter le déblayage, entre mecs :
« Mais euh... Vous avez décidé ça quand ? ».
Alors Fred nous a expliqué. Qu’ils y pensaient depuis un moment, plusieurs mois, même. Qu’ils avaient envisagé tous les scénarios possibles, et même, consulté des spécialistes. Et puis ils
ont pris leur décision, parce qu’il fallait bien en prendre une.
Pour l’appartement qu’ils venaient d’acheter ensemble, c’est pas grave, ils vont le vendre. Les deux familles sont déjà au courant, depuis 3 jours. Julie se soucie surtout de la garde du
chat. Fred, de son côté, en est déjà au stade des visites. Mais il ne trouve pas facilement. « Trop petit, trop vieillot, pas assez équipé, trop délabré ».
Julie regarde toujours le grand blanc défiler sous ses pieds. Sans parler. Un petit truc nous dit que c’est moins sa décision que celle de Fred. Que elle, peut-être, elle n’aurait pas
choisi... Que elle, peut-être, ça lui fait peur.
Mais Fred, lui, il continue à nous parler de reprendre sa liberté, de larguer les amarres. Des fois, les garçons manquent de tact, un peu...
« Mais ça change rien entre nous quatre hein », nous précise Fred. « Et pour votre mariage aussi, vous inquiétez pas, on sera là, tous les deux, on est vos témoins, on ne
raterait ça sous aucun prétexte ». Il nous sourit. Nous, on sourit aussi, parce que ce sont nos amis, mais quand même, la boule dans la gorge, là, elle doit nous tordre un peu la bouche.
Et là ça y est, dans ce sourire mi-figue mi-décomposition, on prend toute la mesure de l’avenir : fini, nos sorties à quatre, les restos cosy, les dimanches soirs devant la wii, les
bivouacs dans le Tarn, les expéditions champignons. Fini, les "Julie et moi discutant huiles essentielles" pendant qu’à côté, c’était "Fred et lui polémiquant programmation".
Enfin, pas fini, mais sans eux. Autrement dit, fini.
Un couple aussi fusionnel, aussi attachant. Comment on va faire, nous ?
Et pourquoi, dans des moments comme ça, on pense à nous, d’abord ? Mon homme me jette un regard en douce. Dans ses yeux je lis la même honte de la même pensée égoïste. On aurait tellement
voulu leur dire qu’on les aime, tous les deux... Et là paf, on a l’impression d’avoir laissé filer l’occasion. Trop tard. C’est déjà de l’histoire ancienne.
On lève le nez. On est presque arrivé en haut de la piste.
Alors on se ressaisit. Je lève le garde-fou et je balance : « Bon alors ce soir, je vais chercher du champagne à l’épicerie… Ca se fête, un tour du monde à la voile ! »
Illustration : Mistral par Marie DESBONS