Magazine Poésie

Une oeuvre encore amplement incomprise

Publié le 07 février 2008 par Lauravanelcoytte
par Philippe Delaroche
Lire, février 2008

 Comment et pourquoi Sagan a fait date dans l'histoire des lettres et des moeurs: les regards croisés du psychanalyste Philippe Porret, qui montre avec quelle habileté l'auteur de Bonjour tristesse sut décrire le choc de l'adolescence, et de Philippe Delaroche, rédacteur en chef de Lire.

Son nom, le scandale joliment orchestré qui la lança dans la carrière, son apparente désinvolture mâtinée d'une pudeur tenace, cette expression altière qui suggérait qu'elle n'avait pas à redouter le lendemain, ni misère, ni maladie, et moins encore l'abandon, le plaisir qu'elle prenait à éprouver et à partager toutes les griseries à sa portée, jusqu'à se dévisser la tête à force d'ivresse, à force d'argent facile, à force de portes où il n'y avait qu'à frapper, à force de s'entourer de brillantes compagnies, à force d'amours prometteuses inévitablement contrariées, à force de vitesse, à force de rencontrer de nouvelles limites que, dans une heure ou dans un jour, elle se ferait une joie de franchir pour enfin devenir ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre: tout, dans l'existence et dans l'oeuvre de Françoise Sagan dit oui à la vie. Aussi résolument qu'elle disait oui dans sa vie. Aussi sûr que cuistres et vieilles badernes qualifièrent ses ouvrages de sous-littérature.

Mieux qu'une banale célébration de la jeunesse, elle qui n'a jamais eu le mauvais goût de céder au jeunisme, ce combustible des dictatures d'hier qui fait la fortune des capitalismes d'aujourd'hui, l'oeuvre de Sagan immortalise un autoportrait inavoué, génialement saisi à la sortie de l'adolescence. De plus, elle montre quel tournant est en train de se négocier dans les moeurs de la société d'où elle est issue, celle des gens «évolués» ainsi qu'ils se qualifiaient eux-mêmes. Et son talent, en la matière, est éclatant. C'est la conviction du psychanalyste et écrivain Philippe Porret, 54 ans, auteur d'Une écoute lumineuse, la biographie d'une psychanalyste dont la fantaisie n'aurait pas déplu à Sagan. D'origine néo-zélandaise et Parisienne d'adoption, à 80 ans passés, Joyce McDougall demeure en effet «une dame excentrique, légèrement scandaleuse, qui ne parle pas la langue de bois, bohème et voyageuse». Elle n'en a pas moins jeté un regard nouveau, entre autres apports, sur les addictions...

Ce n'est pas Sagan dans le texte qu'a d'abord rencontrée Philippe Porret, mais Sagan dans l'opinion: «Quand ma famille est rentrée d'Algérie en 1963, j'avais presque dix ans. Mes soeurs étaient adolescentes. L'une d'elles a rapporté Bonjour tristesse. Ma mère a poussé les hauts cris. Je n'ai jamais su si elle lui avait défendu le livre après l'avoir lu (ce que je crois) ou en raison de la mauvaise réputation qui l'entourait. Je me souviens encore aujourd'hui m'être dit: "C'est bizarre, ce bonjour et ce tristesse." Le rapprochement de ces deux mots antinomiques faisait étincelle.»

C'est en 1968 que Philippe Porret, à quinze ans, lit Bonjour tristesse. Juste après le roman de François Mauriac, Thérèse Desqueyroux: «Il y avait quelque chose d'empesé dans l'écriture de Mauriac. Mais je l'aimais bien. Il mettait l'accent sur la morale du lien, le lien comme il devrait être ou comme il aurait dû être. En passant à Bonjour tristesse, j'ai découvert un tout autre climat: hors de la morale, une façon inédite jusque-là en littérature d'envisager les choses. J'avais été frappé par la capacité de la jeune fille à mener jusqu'au bout et sans faiblesse son plan, ce plan qui lui tombe dessus et sur lequel elle n'a aucun atermoiement.»

Par la suite, Philippe Porret a lu les autres oeuvres de Sagan. Et puis il est revenu, régulièrement, à Bonjour tristesse. Pourquoi? Ce premier roman fait date. Sur trois registres: l'invention littéraire, l'histoire des moeurs (au temps où les enfants de divorcés rasent les murs) et la clinique de l'adolescence. Car Sagan est l'écrivain qui a formulé de façon concise, aussi chirurgicale que poétique, les émotions ambivalentes qui jalonnent le périlleux passage à l'âge adulte, à commencer par les sentiments d'extrême vulnérabilité et de toute-puissance.

En une poignée de mots, la romancière met en lumière les trois phases de la mue*. Primo, la séparation et l'altérité: «Quelque chose se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres.» Secundo, la dualité entre le moi qui observe et le moi qui manigance: «Etant simplement moi, n'étais-je pas libre d'éprouver ce qui arrivait? Pour la première fois de ma vie, ce "moi" semblait se partager...» Tertio, la capacité - découverte entre deux couches du nouveau «moi» - de causer du tort sans culpabilité: «C'était là mon premier contact avec la cruauté: je la sentais se nouer en moi, se resserrer au fur et à mesure de mes idées.»

Mais cet échantillon ne dit pas tout du talent de Sagan, pas plus qu'il ne souligne sa radicale nouveauté. On sait quel mauvais tour la polarisation sur sa personne a joué à la réception de son oeuvre. «Après Bonjour tristesse, poursuit Philippe Porret, son oeuvre a été perçue comme celle d'un écrivain mineur. Sagan n'a jamais reçu de prix littéraire. On a estimé qu'en dépit de son talent elle ne parlait pas des choses qui font vibrer: l'amour, la mort, etc. Sagan est dans le jeu. Cécile, l'héroïne de Bonjour tristesse, prend les choses comme elles viennent et, en cela, elle dit quelque chose du désir. Elle est libre parce qu'elle ne s'embarrasse pas de conflits ou de ratiocinations, type "tempête sous un crâne". C'est son absence de sentiments moraux qui choque. Là, Sagan fait un pas d'écart par rapport à la culture occidentale, qui a toujours ménagé sa place au tragique.»

Pas plus qu'elle n'indiqua qu'il était indécent, même après Auschwitz, de jouir de la vie - cheveux au vent en Aston Martin, écumant les casinos ou écrivant des dialogues sans pétard métaphysique apparent à distance respectable des bidonvilles de Nanterre - la romancière ne fit sienne la méditation d'un saint Paul: «Le bien que je veux, je ne le fais pas et le mal que je ne veux pas, je le fais.» (Epître aux Romains VII, 20) C'est le vouloir-vivre à la puissance maximum, son diable au corps. On comprend que René Julliard ait reconnu en elle la cadette de Radiguet.

Faut-il rappeler de quelle époque elle s'est échappée? Sagan est la petite fille de la «drôle de défaite», la fillette des années de l'Occupation (pas noires pour tout le monde) et, par-dessus tout, l'adolescente des lendemains qui tardaient à chanter. Si elle frappe si fort les touches du clavier de sa machine à écrire, si elle ne coupe pas les cheveux en quatre, c'est à proportion de l'impatience qui tenaille celles et ceux sa génération, et que relaieront bientôt les plus jeunes.

«Si l'on peut trouver dans sa vie de quoi renvoyer à saint Paul, au tragique, estime Philippe Porret, il est manifeste que son oeuvre s'en écarte. Mais c'est précisément son écriture qui est étonnante, aussi étonnante que le malentendu dont son oeuvre est l'objet. Pourquoi, quand il s'agit de l'évaluer, la rapprocher de celle de Colette? S'il est possible de rapprocher leurs modes de vie, ça me paraît discutable sous l'angle de la plume. Est-ce en raison d'un effet de date? La même année, en 1954, Colette meurt et Sagan se fait connaître avec Bonjour tristesse. Il y a chez Sagan un génie de la formule, éclatant dans le choix de ses titres, qu'on ne rencontre pas chez Colette. En revanche, il y a un génie de l'intrigue chez Colette qu'on ne sent pas chez Sagan. Mais cette dernière ne témoigne pas seulement d'une rare élégance et d'un sens de la formule, elle est la première de cette époque-là à écrire sans absolument faire de psychologie. Par principe. Pas par combat. Et c'est en cela qu'elle fait date.»

La psychologie? Le «cancer du roman français», disait Maurice Blanchot - ce qui n'avait pas empêché en 1954 le juré du prix des Critiques de voter pour André Dhôtel (Le maître de pension, Grasset) quand ses pairs lui préféraient l'inconnue Sagan, par ailleurs beaucoup moins ingénue qu'il n'y paraissait. Fâchée avec certaines réalités fiscales et autres, attitude commune à tant d'artistes et écrivains (ainsi feu Jacques Laurent, à qui le fisc fit regretter d'avoir omis de libeller ses talons de chèque!), Sagan a-t-elle oeuvré comme une adolescente attardée? Aurait-elle été malgré elle le prototype de l' «adulescente». Rien n'est plus faux, objecte Philippe Porret: «Tout en reconnaissant sa valeur, il est arrivé par exemple à Françoise Giroud d'abonder dans cette idée que Sagan serait une enfant attardée, ou une enfant obstinée. Surtout, elle lui reprochait l'absence de pathétique. Or c'est dans ce refus du pathos qu'éclate la modernité de Sagan.»

Curieusement, son oeuvre a tardé à trouver la considération et la place qui lui reviennent. Sagan incomprise? Même par les siens. Le dictionnaire des oeuvres Laffont-Bompiani, auquel collabora pourtant l'ami Jacques Brenner, et qu'accueille la collection Bouquins chez Laffont, créée et dirigée par le regretté Guy Schoeller, l'ex-mari de Sagan, omit pendant dix ans de mentionner Bonjour tristesse. Lacune réparée depuis l'édition de 1994, trente ans après le lever de rideau! L'auteur de la notice, Philippe Barthelet, y salue ses «remarquables qualités d'analyse des profondeurs de l'âme et des passions» et une «lucidité sans défaillance». Voilà qui put faire sourire Sagan. Quoique d'obédience proustienne, ne se gardait-elle pas d'analyser, elle qui prenait tant plaisir à créer? C'est le sentiment de Philippe Porret: «Ce qu'il y a d'unique chez Sagan, c'est sa façon de jouer avec les mots, de les articuler. Par exemple, elle prend un mot du corps (le sang, le rire, les yeux); elle l'accouple à un mot puisé dans un autre registre: aquarelle pour le sang, la soie pour les yeux, incassable pour le rire. Elle crée une réalité singulière, inédite.»

Ce plaisir de jouer, ce goût de la surprise et du contre-pied (Château en Suède quand on attendait Château en Espagne), n'est-ce pas le propre du vif enfant qui chuchote à chacun, y compris au soir de sa vie, qu'il n'est peut-être pas indispensable de se trouver précisément là où tout le monde, - c'est-à-dire personne ou quelque puissance de mort - l'attend?

* Cf. l'analyse de Philippe Porret, in Le malaise adolescent dans la culture (pp. 50-53), collectif, Campagne Première (diffusion PUF).

http://www.lire.fr/enquete.asp/idC=52060/idR=200


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