Bastion sous le vent,
Colonna édition, 20167 Alata, 2011.
Lecture d'Angèle Paoli
© Jean-Philippe Poli, Pérégrinations bastiaises, II
Source
« ÉCRIRE CONTRE LE VENT »
Avant même de pénétrer dans l’univers de Bastion sous le vent, le geste se suspend. Le regard s’arrête, happé par la luminosité de la première de couverture. Par la force du décor et par la présence, obsédante, d’un homme vu de dos. Cet homme, c’est Marie-Jean Vinciguerra. L’auteur de Bastion sous le vent. Étrangement émouvant. Les mains dans les poches, il contemple la marche immobile du temps qu’évoque l’ombre portée de sa silhouette. Me revient en mémoire cette toile de Caspar David Friedrich où un homme, de dos, est pareillement absorbé dans la contemplation du paysage. Mais ici les brumes et les montagnes lointaines du peintre romantique allemand ont cédé la place à la mer et au ciel. À perte d’horizon. Le décor figuré est sobre. Vide et plein à la fois. Vibrant de résonances ! Mer et ciel, deux bleus qui évitent de fusionner l’un dans l’autre, l’un avec l’autre. La terre, elle, est couleur sable ; protégée par un mur d’enceinte jaune. D’un jaune vif. À regarder cette « toile », les yeux sont éblouis. L’intensité de la lumière oblige à ramener le regard à la silhouette sombre de l’homme en pardessus noir. Solitude et silence du cercle. Solitude de l’écrivain qui interroge sa vie, attentif à faire céder le labyrinthe de la mémoire. « Inventer le souvenir », « Écrire contre le vent », « Entrer dans un autre temps », « S’inventer une mémoire ! »... Marie-Jean Vinciguerra sème au-devant de lui les injonctions propres à ouvrir les voies du « récit onirique » de Bastion sous le vent.
Proche de l’autobiographie, mais composant avec elle une partition voilée, le « récit onirique » de Bastion sous le vent fait entendre des voix multiples. Il y a la voix dominatrice de la mère. Celle de ses « Cahiers », reliquaire d’images dans lequel l’écrivain puise nombre de souvenirs et d’anecdotes piquantes, ces stalvatoghji, « petits récits », familiers à l’esprit insulaire. Celle, tout intérieure, qui habite l’enfant ― puis le jeune homme ― et l’investit de sa puissance. Voix qui « régentait le monde », « instituait des certitudes », dictait sa loi jusque dans l’écriture de l’écrivain. Voix contre laquelle l’écrivain s’insurge, voix qu’il tente de refouler loin de lui afin de permettre à la sienne d’exister en propre. « J’entends le timbre de ta voix, qui s’est coulée dans la mienne. Le phrasé de tes récits, même censuré dans mes moments de révolte, frissonne encore dans mes commentaires les plus iconoclastes ».
Au-delà, il y a la voix de la grand-mère, autre « régente », tout aussi imposante. Il y a la voix de Petit-Gabriel qui vagabonde dans son enfance partagée entre Ghisoni et Olmo. « Olmo, assonances de brise et d’orme. Écrasé par le granit de Ghisoni. Absent du récit de la mère ». Olmo, territoire du père et de ses silences. Ghisoni, village des origines maternelles, veillé d’un côté par les « aiguilles gothiques du Kyrie Eleison » et de l’autre par celles du Christ Eleison. Ghisoni qui suscite les interrogations du narrateur : « Mon Ghisoni n’est-il pas issu du sien ? Je m’approprie son regard. Mes souvenirs sont les siens ». Et le narrateur de poursuivre : « Ils ont fini par former une seule trame dont Antoine essaye de se dépêtrer. » Il y a la voix du jeune homme qui succède à l’enfant. Antoine qui se livre dans le « Journal d’Antoine », ravive les souvenirs du polisson aux prises avec ses premières débauches amoureuses auxquelles répondent les foudres maternelles ; Antoine qui s’insurge, se rebelle, se résigne puis grandit et s’affirme : « C’est moi qui raconte. Pas ma mère. C’est mon souvenir. Les silences de mon père ont fécondé ma parole. »
Il y a, qui émeut au plus profond, la voix de l’homme d’aujourd’hui. Celui dont la main tremble, « agitée par la parkinson » et qui tient dans sa main « ce cahier à couverture mauve » où la mère a « de son écriture élégante transcrit ses émotions. » Les voix s’entrecroisent, alternance d’italiques et d’écriture romaine. Dans le tissé des paysages du passé, les personnages se partagent cette partition onirique. Entre lyrisme et poésie, les saynètes se succèdent, qui apportent leur chromatisme et leur écho, dans un jeu de variations soumis à l’emprise de « souvenirs chaotiques ».
Au sommet de la toile polyphonique, Bastia la « métisse » impose ses murs. Départageant définitivement le père et la mère ― « Le Bastion écrase Ghisoni, Ghisoni efface Olmo » ― les pierres tiennent prisonnier « l’inconsolé d’un exil qui n’en finit pas ». Majestueuse et magique, solide et mystérieuse, la ville de l’écrivain est la « Bastia secrète fondée sur des profondeurs de grottes marines ». Ouverte sur les îles toscanes et battue par des vents à couper le souffle, protégée par son antique bastion, elle porte en elle, inscrite dans les blocs de sa forteresse, tout son passé et une bonne part de l’histoire de la Corse. Elle abrite aussi, dans les mailles de son âme, les élans de l’écrivain.
Se séparer de cet héritage est impensable. Restait au poète Marie-Jean Vinciguerra à « ouvrir un chemin de parole ». Entre l’« Ode à Bastia » qui inaugure (pas tout à fait mais presque) Bastion sous le vent et le Codicille poétique qui le clôt, entre « point de fuite et ancrage », l’auteur de Kyrie Eleison poursuit sa quête d’absolu. « Ma voix se perd dans la rumeur de la mer innombrable », confie Marie-Jean Vinciguerra. Une voix qui ravit avec elle celle de tout lecteur et sème dans la mémoire, sous un style impeccable, toute la poésie du monde.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
MARIE-JEAN VINCIGUERRA
Source
■ Marie-Jean Vinciguerra
sur Terres de femmes ▼
→ Marie-Jean Vinciguerra, Chroniques littéraires (lecture d’AP)
→ 12 janvier 1976 | Mort d’Agatha Christie (un extrait des Chroniques littéraires de Marie-Jean Vinciguerra)
■ Voir aussi ▼
→ le blog de Colonna édition, éditeur en région Corse
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