J'ai évoqué dans les deux derniers billets "l'état de la France", comparé à celui d'un sujet qui serait atteint de dépression. Je suis bien conscient des limites de l'analogie. Mon ami Jean-Pierre Bombled, fin connaisseur de la "pensée complexe" - que je remercie pour ses contributions, toujours passionnante, aux conversations ici engagées - me fait les remarques suivantes, que je retranscris :
"Il me semble que l'analogie entre la dépression d'une personne et ce dont souffre notre pays et peut-être d'autres, pour intéressante qu'elle soit, doit rester circonscrite. En effet une personne constitue un ensemble monobloc, avec une instance de gouvernement qui a prise en direct sur les organes d'exécution. De plus, elle est en relation facile avec des personnes de même constitution (et aussi avec des groupes de personnes évidemment, des institutions etc.) Les temps de réponse sont ce qu'ils sont mais souvent assez brefs, de quelques heures à quelques mois selon le sujet. Quand je compare avec une population (j'évite ici le mot nation au sens de Vive la Nation de Valmy) je vois qu'évidemment cette population se trouve de plus en plus atomisée (ce n'est pas une nation au sens de communauté d'existence, de projet). L'individualisme des compétiteurs en opposition n'a pas d'équivalent dans le cas d'un individu dont les parties ne peuvent pas vraiment jouer un tel jeu (sauf maladies auto-immunes quand même). Quant aux interfaces externes de la population en question elles ont un aspect très dispersé aussi, protéiforme en plus, donc sans coordination bien efficace.
Si l'on compare les aspects curatifs ont voit aussi des différences notables. Pour une personne, d'une part il commence d'y avoir un savoir sur ce qui se passe en elle et d'autre part l'extérieur lui offre un secours disponible sur étagère par la présence de proches et de soignants du corps et/ou de l'esprit bien identifiés et très souvent compétents munis d'outils efficaces. Or ce n'est pas le cas pour une population pour laquelle on est réduit à chercher d'abord des ressources en
elle-même, alors que son mal est d'être déstructurée, c'est à dire que ses interfaces internes travaillent surtout sur le mode opposition concurrentielle plutôt que sur celui de la collaboration et l'entr'aide. Son fonctionnement devenu défectueux ne permet pas de produire une Emergence salvatrice.
Autrement dit, si pour un individu il est possible de compter sur un extérieur, réputé indemne, pour enclencher une boucle convergente vers la santé, cette ressource n'existe pas pour une population qui risque fort de se trouver embarquée dans une boucle divergente (comme le serait le dépressif qui déciderait de s'en sortir tout seul).
Evidemment cela ne fait pas avancer le problème de comment lutter contre cette situation que le premier blog décrivait bien. Cependant on pourrait dire que toute cette analyse est rationnelle et omet les aspects a-rationnels (type la Résistance ou les actuelles 'révolutions' au Magrheb et au Moyen Orient ). Mais on sait aussi que ce type de ressort peut produire aussi bien le pire que le meilleur, ce dernier n'évitant même pas des souffrances au passage. Quelles sont les ciconstances qui font éclore le déclic de cette réaction a-rationnelle ? Sommes nous trop vieux ou égoïstes collectivement, pour que cela marche ? N'avons nous pas encore assez souffert collectivement pour 'n'avoir plus rien à perdre' ?"
Je partage pleinement les observations de Jean-Pierre. J'ai effectivement procédé dans les deux billets précédents par analogie : qui dit "analogie" dit "rapport de ressemblance partielle entre deux choses". Il y a donc des ressemblances - ce qui justifie l'emploi de l'analogie - mais celles-ci sont partielles, comme Jean-Pierre le souligne bien.
La question de la "guérison", appliquée par analogie à une population, devient celle-ci [je reprends les termes employés par Jean-Pierre] : comment enclencher, pour une population qui ne peut pas compter, comme un individu, sur un extérieur réputé indemne, une "boucle convergente" vers la "santé", c'est-à-dire, "produire une Émergence salvatrice " ?
Je n'ai pas la prétention d'apporter une réponse - qui le peut ? - mais je souhaite simplement proposer quelques réflexions qui pourraient peut-être, me semble-t-il, aider à faire quelques pas sur un chemin qui reste à inventer - mais dont le départ est repérable et la direction possiblement indiquée.
Je veux parler de l'utopie à réinventer comme propre à produire une Émergence salvatrice.
L'utopie n'a pas nécessairement bonne presse. C'est que le mot, au cours de son histoire, en fonction des contextes historiques politiques, culturels... a pris diverses significations [on le qualifie de "polysémique"], les unes positives, les autres négatives.
Sous la plume de son "inventeur", ce grand esprit qu'était Thomas More, qui publie en 1516 son ouvrage Utopia, le mot a un sens décidément positif. Thomas More "fabrique" ce néologisme gréco-latin en associant le ou privatif ["non"] à topos ["lieu"] pour parler d'un "pays de nulle part" ; en même temps il souligne que phonétiquement [prononcé en anglais], le mot évoque Eutopia ou le "bon" [eu en grec] "lieu" [topos en grec], d'où le "pays du bonheur". Pour Thomas More, donc, pas de doute sur le sens positif de "utopie".
Mais le mot nouvellement inventé fait fortune, non sans prendre diverses connotations divergentes. Rabelais l'utilise dans son Pantagruel [1532], au sens de "pays fictif", ouvrant le chemin à des emplois péjoratifs : "pays imaginaire", compris comme "impossible", "irréaliste". Diderot, par exemple, dans son Apologie à l'abbé Galiani [1770] reproche à un autre abbé d' "utopiser à perte de vue", et d'adopter un raisonnement "abstrait, utopique". Mirabeau qualifie quelques personnages pas à son goût d' "utopiens" [1789], autrement dit des "charlatans".
Charles Fourier [1818], qui est traité d' "utopiste" par ses détracteurs, retourne le propos en considérant "utopique" d'imaginer que la société présente soit satisfaisante. Le mot "utopie" entre dans les années 1830-1840 dans la plupart des dictionnaires pour caractériser l'édification d'une "société juste", "idéale", "égalitaire", et sera bientôt associé au "socialisme" [néologisme forgé par Pierre Leroux en 1831].
On a ainsi comme les deux faces d'une même médaille : l'une, positive - le projet d'une nouvelle société plus juste, plus généreuse, libératrice ; et l'autre, négative - un projet contraignant, totalitaire... ou irréfléchi, peu sérieux.
Aujourd'hui, dans le cadre de notre réflexion, je veux prendre "utopie" au sens de capacité à donner du rêve qui nous fait avancer. Pierre Larousse, dans son Grand Dictionnaire universel du XIXième siècle [1870-1876] écrit : "L'utopie est une des formes de l'idéal et, par conséquent, elle en a tous les caractères. Le mot idéal, pris dans son sens le plus général, est synonyme de fictif ou d'imaginaire, et il s'applique à tous les objets qui n'ont pas d'existence hors de l'esprit qui les conçoit. L'idéal s'identifie pour une part avec le possible".
J'entends que l'utopie est une des formes de l'idéal, et qu'à ce titre elle s'identifie pour une part avec le possible.
Henri Desroche [1914-1994], philosophe, théologien et sociologue des religions, ajoute une touche qui mérite d'être relevée pour notre propos. L'utopie, pour lui, combine une vision du monde [cet "ailleurs"] à une action volontaire pour établir une correspondance entre choix de société et choix de vie.
Ces réflexions sont très actuelles. D'une part, elles soulignent qu'il n'y a pas de révolution extérieure sans une vie intérieure forte ; d'autre part, l'intention de créer une utopie représente déjà une irréversible avancée existentielle.
L'utopie ainsi conçue est un "ailleurs" à réaliser présentement, et non pas un futur à venir.
Cet "ailleurs" à réaliser présentement inclut toutes les expériences alternatives qui germent ici et là, sous la forme de tentatives de vivre autrement.
Il contribue, c'est pour moi l'objet d'une conviction, à produire une Émergence salvatrice.