« 2011, année faste pour Claude Lelouch. Il fête ses 50 ans de cinéma et signe coup sur coup - et en moins de six mois, s'il vous plaît - trois films évènements: Au-delà son premier mélo choral hollywoodien qui le voit notamment renvoyer Roland Emmerich à ses chères études, Les bien-aimés (que l'on découvrira dans quelques jours en clôture de Cannes, et qui entremêle les zépoques, les zamours zé-les-chansons. Et enfin, ce Tree of Life, projet somme sur lequel il travaille depuis plus de dix ans, 2001 du prochain millénaire censé nous révéler, à nous spectateurs zébahis, le vrai sens de la vie vraie depuis tout l'univers, jusqu'à l'infini et plus si affinités. Il va sans dire que les noms de Clint Eastwood, Christophe Honoré et Terrence Malick associés à ces trois films sont évidemment des erreurs conjointes des préposés aux affiches, génériques, bandes-annonces et autres documents informatifs relatifs à ces trois films, mais nos fidèles lecteurs auront, bien entendu, rectifié d'eux-mêmes. »
STOOOOOOOPPP LE MAUVAIS ESPRIT...
Lelouch, inconscient (au double sens du terme) du mauvais goût du cinéma mondial, c’est une affaire entendue, mais pourquoi les cinéastes n’auraient-ils pas le droit non plus d’y aller crânement dans le lyrisme, et de jouer à saute-moutons à travers les époques et les continents ? Pour ce qui concerne le Honoré, disons que, dans sa veine c’est un film…honorable, mais évidemment de bien moins grande portée que Tree of Life, sur lequel je jette des premières (et j'espère pas trop confuses) impressions.
Bon, alors, c’est vrai que dans ce Malick-tant-attendu, il y a :
- du prêchi-prêcha
- un finale en forme de pique-nique mystique sur la plage qu'on croirait halluciné d'un mix de Viva la Vie (Claude Lelouch 1984) et des heures les plus nébuleuses de Lost.
- une obligation imposée par Luc Besson d'utiliser la courte focale, de décliner la colorimétrie bleue-orange du logo Europa Corp, et même de le refilmer littérallement (la mère qui flotte dans le jardin de son pavillon, telle une fée-libellule).
- des fonds d'écrans et des passages qui finiront postés sur Youtube par des sectes new-age.
Bon, c'est vrai, il y a tout ça, il y a tout ce qui mériterait normalement une disqualification d'office. Il y a tout ça en proportions surnuméraires, sans ironie, sans sens du grotesque, sans second degré, sans toutes ces armes qui normalement prémunissent tranquillement, petitement, contre toutes ces fautes de goût.
Il y a tout ça, mais il y a aussi autre chose, autre chose qui n'est pas son revers, qui n'est pas son noyau, quelque chose d'indissociable de cette mêlasse mystique et qui, pourtant, sans la rendre plus digeste, la relativise, l'amende, la met à l'épreuve.
Malick, de toute façon, c'est très simple. La voix off nous prévient dès le début. Il y a deux chemins, deux visions, deux conceptions du monde. Et en cinéaste, cela donne, à l'entame du film, une application littérale: le verbe (divin, forcément divin) et l'image. D'ailleurs, c'est quoi, cette première image (qui revient clôturer le film, si je ne me trompe) ? Plus j'y repense, plus elle m'obsède, moins je suis sûr d'y avoir vu quelque chose d'identifiable. Une flamme ? La première lueur du monde ? L'entrée d'une grotte ? Ou au contraire, la lumière qui surgit vu du fond du gouffre ? Ou alors, est-ce une fleur ? Une algue ? Ce qu'on retient de cette image, plus que l'objet qu'elle montre, plus que ce qu'elle désigne, c'est sa plasticité, sa malléabilité qui paraît appartenir à plusieurs règnes : animal, végétal, minéral voire spirituel. Il me semble que dans la partie la plus discutable de Tree of life (celle "Yann Arthus-Bertrand/Il était une fois la vie" quoique empreinte d'un magnétisme assez stupéfiant), Malick ne cherche qu'à attraper cette plasticité originelle et mouvante, pour tout dire insaisissable sauf à être condensée dans une chimérique monomatière du monde, que le film s'emploie précisément à définir les contours, voire à sculpter.
Cette matière infiniment malléable, c'est le "fond de toile" du cinéaste, celle à partir de laquelle il peut interroger sa mémoire et ses réminiscences perceptives ? Que vaut le souvenir enfantin d’un rayon de soleil dans le jardin de la maison familiale s’il n’est pas relié de manière obsessionnelle, méthodique, voire démiurgique à une autre sensation, à l’ambition cosmique ? Malick se situe pourtant délibérément aux antipodes de la méthode Microcosmos (une image de l’univers dans un carré de pelouse), mais se demande si la masse de souvenirs qu’il porte en lui ne constitue pas une autre symphonie. Une grande œuvre perpétuellement sous la menace de son propre effondrement tant finalement les pièces qui la constituent se révèlent fragiles, friables, labiles. C’est ce mouvement là qui est profondément stupéfiant dans Tree of life, l’impression de voir se construire sous nos yeux, une cathédrale agité par des mouvements dont on ne sait s’ils sont des manifestations de délitement ou de recomposition. S’il faudrait donner une forme à un tel film, ce serait quelque chose entre le perpétuel ressac océanique et l’effondrement ininterrompu des falaises, rochers et monolithes d’Inception.
Tree of life se pose en monument, et pourtant, difficile d’y identifier des morceaux de bravoure. Il n’y a d’ailleurs pas vraiment de scènes, plutôt une somme de bribes de plans rendus volontairement lacunaires pour atteindre au monumental par de la pure fragilité. Cet usage du montage comme oxymore, c’est aussi se situer à l’exact intermédiaire entre la rigidité d’une parole (divine, délivrée, enseignée) et les doutes sensibles tirés de l’expérience personnelle. De cette prise de conscience (sans doute autobiographique) d’un homme (qui paraît d’ailleurs saisi simultanément à plusieurs âges de la vie, à la fois « à hauteur d’enfant » et pétri d’une « expérience de vieux sage ») naît le mouvement de Tree of life, fondé sur les vagues de certitudes et les reflux de l’interrogation, un mouvement purement proustien, mais d’un Proust qui interrogerait Rousseau.
La version du Tree of Life par Gustav Klimt (1909).
Que ce soit à l’écorce du monde ou en fouillant les tréfonds de l’intimité familiale, Malick finalement ne fait que filmer des coulées, des vagues, des courants. En un sens, tant économiquement que narrativement et plastiquement, il se situe aux antipodes d’un autre cinéaste avec lequel il partage pourtant beaucoup : John Cassavetes. Même souci de capter les flux émotifs familiaux, mais moyens inverses d’y parvenir : la fragmentation cosmique (TM) contre l’immersion empathique (JC). Là où Cassavetes transmet des love streams (torrents d’amour), Malick cerne des sorrow streams (torrents de chagrin) : le chagrin de la perte d’un idéal, l’idéal d’une nature originelle comme celui d’une famille idéalisée.